La perdition de la Bièvre 1/3
Par Adrien Mithouard (*)
Il faut que vous sachiez que le pays de Hurepoix est plein d'une aventure
cocasse et lamentable. Située au Sud du Parisis et commençant sur la rive
gauche de la Seine, cette petite contrée, formée à peu près de
l'archidiaconné de Josas, a pourtant de grands charmes et ses vallées de
l'Orge, de l'Yvette et de la Bièvre offrent de jolies ouvertures. Mais elle
passa toujours pour étrange et malchanceuse et ces beaux lieux eux-mêmes ont
une singulière inclination sauvage. Ce n'était pas sans moquerie qu'on
disait autrefois d'un homme venu du quartier latin qu'il sortait du Hurepoix
et nous n'aurions pas de grief sérieux contre l'Odéon, s'il n'y était situé.
Il semble donc naturel qu'il s'y passe des événements ridicules ou
déconcertants, et il arrive en effet que le Hurepoix s'est vu supprimer une
de ses rivières, ce qui est, je crois, une mésaventure unique au monde. Nous
pensions jusqu'ici qu'il était possible d'emporter des pierres ou des
plantes et d'arracher des arbres, mais qu'une rivière demeurait inamovible,
étant insécable, inséchable et indéracinable, qu'elle était ce qu'il y a de
plus obligatoire sur la surface du sol, attendu la pérennité des sources et
la nécessité qu'il y a que l'eau aille éternellement quelque part. « Le
Hurepoix, cependant, s'est laissé confisquer une de ses rivières, que l'on
lui soutire, sans que personne le trouve admirable.
Je ne puis m'empêcher d'associer les pauvres paysages de la Bièvre
parisienne, de jour en jour restreints et maintenant sur le point d'être
abolis, au souvenir du petit Louis XVII. Si triste sourire des petites
enfances royales, livrées à la douleur ! Petites Mademoiselles en robes à
cloche, aux noms caparaçonnés d'hommages retentissants, précipitées dans la
fange avec vos poupées; petits princes maladifs, dont le vice se confond
avec les naïvetés infantiles, bégayant d'une ingénue voix de tête le
vocabulaire saligaud d'un savetier, petits seigneurs flétris, pauvres êtres
de belle race et de grande pitié, la Bièvre est votre blême petite sœur.
Issue du domaine royal, qu'elle est princesse dès son origine! Je la sais
toute menue et insaisissable, mais vive déjà d'une indépendante humeur où se
connaît son lieu éminent. Je l'ai vue naître, dis-je, avant que je fusse au
monde, car depuis des siècles les pères de mon père cultivaient près de
Guyancourt le sol d'où elle jaillit. Terre celtique. Des villages y ont pris
ce surnom : le Bretonneux.
Sous les premiers arbres où elle se cache, la lumière du printemps est si
verte que les fées aux robes de chlorophylle et aux yeux d'émeraude y
demeurent invisibles. Ah, quand Merlin reviendra, il y aura une grande
rumeur en ce val et dans sa joie la petite Bièvre inondera tout à coup le
grand Paris. En attendant, parmi des endroits singulièrement déserts, elle
passe le temps à jouer, à faire pousser « le cresson vert et l'herbe d'or »
que Merlin viendra cueillir un jour, petit ruisseau introuvable qui court
comme un furet sous les verdures et dont on douterait s'il n'était attesté
par son magnifique paysage. Ce ne sont sur le sol que plantes serrées, iris,
roseaux et sagittaires, osiers, ronces, fougères et sureaux sur lesquels les
chênes et les frênes étendent des plafonds de hauts feuillages. On perd de
vue le ciel, on se trouve sous ces arbres espacés, modérant une étrange
lumière, comme à l'intérieur d'un temple vaste dont ils sont les colonnes,
et dans l'atmosphère duquel çà et là le feuillage des peupliers blancs
simule des vapeurs sacrées, immobiles sur un tapis de haute lisse, sur un
vaste et parfumé tapis de grandes herbes dans lesquelles s'accomplit le
mystère de l'eau.
Après des méandres insoupçonnés dans les roseaux, le ruisseau arrive
au-dessous du plateau de la Minière. Un moment le val s'élargit, les arbres
se rangent de chaque côté sur les pentes, ouvrant leur plafond et montrant
les deux. Alors, dans un plus large site, le filet d'eau apparaît luisant,
hâtif et même bavard, il décrit un grand cercle comme s'il voulait compenser
sa minceur par son agilité et il réussit en effet à tenir fraîche une grande
prairie dans laquelle rêve un gros cheval de charroi, stupide. Mais, ce ne
fut qu'un instant. Les verts ramages se rejoignent bientôt et les branches
se recroisent, suspendant l'ombre mi-claire d'une tente de feuillages, çà et
là trouée de soleil, sur les herbes vierges parmi lesquelles de nouveau
s'égare le ruisseau, reparti pour de fameuses écoles buissonnières.
Il va ainsi jusqu'auprès de Buc, où au sortir des bois il trouve devant
lui, entre des hauteurs plus fièrement dessinées, un large pré découvert,
silencieux, pacifique, au sol égal, à la végétation épaisse, comme on en
rencontre dans les vallons de la haute montagne. C'est le grand chemin des
eaux. Les voilà en route vers notre monde à travers la belle vallée de
Jouy-en-Josas, la Suisse de l'Ile-de-France, dans laquelle Oberkampf
imprimait ces toiles ornées de fleurs plantureuses, plaquées sans relief,
grandes et chimériques, avec de beaux rouges s'épanouissant à plat. Et j'ai
droit aussi à cette seconde Bièvre, entrevue dans une autre de mes enfances,
car c'est là que d'autres grands parents, ceux-là maternels, nous amenaient
l'été, et quand nous avions été bien sages, on nous montrait le maréchal
Canrobert qui avait une face de vieux lion chevelu et fatigué...
Cette Bièvre-là est-elle bien la même que cette scrofuleuse et fétide
enfant qui vient se perdre dans Paris? À voir passer une eau visqueuse à
travers un grillage de prison vers la poterne des Peupliers, qui admettrait
que c'est là cette mutine princesse qui jouait d'abord avec les fées dans
nos bois? Chagrine image. De sales Égyptiens l'ont ravie, comme Zerbinette,
des marchands l'ont soustraite pour la violer, la battre et la faire mentir.
Dans toute la misère du mot, ce n'est plus rien qu'une enfant volée qu'on
vous rend en ruines, vêtue de la jupe de Mignon, barbouillée de sueur et de
suie, enfiévrée de vices. « Ils l'ont prise, l'ont emmenée... » comme dit la
chanson des soldats. C'était sans doute un de ces matins d'automne où il
traîne des brouillards autour de son lit. C'était peut-être aussi un soir
d'orage, vers Antony, nom tragique : une lueur cuivrait le ciel nocturne, le
crépuscule de Paris. L'enfant curieuse fut tentée. Elle tourna à gauche,
elle était prise.
(*) fut président du conseil municipal de
Paris de 1914 jusqu'à sa
mort en 1919.