Petit voyage dans la zone
Par Émile CONDROYER
Le Journal ― 1er juillet 1931
Paris possède un côté noble : l'ouest. De la porte de Versailles à celle
de Clichy, on l'a délivré de la zone.
Mais, partout ailleurs, la zone subsiste. La zone s'étale misérablement cohérente
ou se colle aux glacis par lambeaux. Refoulée, réduite ici. au dernier carré,
elle bourgeonne là avec une ardeur printanière. On la perd un moment, on la
retrouve plus loin. Au siècle des cliniques et de l'asepsie, elle est un défi
à l'hygiène publique. Et cela, aux portes mêmes de la capitale du monde.
Cette
zone abrite cent mille habitants, pour la plupart de braves gens, des
travailleurs. Ils se sont logés là faute de pouvoir le faire ailleurs. Mais
il. faudra bien qu'un jour ils s'en aillent. La capitale s'enfle et refoule
la zone contre la banlieue. Elle finira par l'écraser. Ce ne sera pas
un mal parce qu'il est inhumain que cent mille personnes vivent dans cette promiscuité
et de manière aussi primitive. Le tout est de savoir où elles iront et si l'on
s'efforce vraiment de les aider à se tirer de là. C'est le drame permanent de
la zone.
De temps en temps comme un avertissement, le feu éclate dans cette ville
de planches. L'autre jour encore, vingt-six familles, dont quarante enfants,
se sont trouvées sans abri. Ce qui leur tenait lieu de logis avait flambé d'un
coup comme une boîte d'allumettes. Et c'est miracle qu'il n'y ait pas eu de
victimes... Quelque jour, inévitablement, cela recommencera. Ce n'est pas être
prophète de malheur que de le dire. Il suffit d'aller errer dans la zone pour
s'en convaincre. Petit voyage fertile en enseignements variés. Et si vous n'aimez
pas ce ton chagrin, faites le voyage tout de même. Dans quelques années, il
sera trop tard ; vous ne pourriez plus enrichir votre mémoire du souvenir d'une
conception pittoresque de l'urbanisme en notre âge de progrès.
La zone est riche en aspects divers. Près de la porte de Vitry, par exemple,
elle a un certain air classique, sans doute parce qu'elle date d'avant la guerre.
Vers la porte de Bagnolet, elle est plus ordonnée, plus somnolente, tandis que
vers le Pré-Saint-Gervais, elle se mêle à des maisons normales et, de ce fait,
a son caractère un peu altéré. A Saint-Ouen, elle est presque sinistre. Mais
je crois que c'est là question de nuances et que, en bref, la zone présente
deux genres d'aspects : le bourgeois et le sordide.
Commençons par le bourgeois. On le trouve surtout dans la zone au sud de
Paris et en remontant jusqu'à la latitude des Lilas. La région de la Bièvre
en est le coin le plus agreste...
Je quitte Paris par la poterne des Peupliers. Au pied même des remparts,
la verdure reprend ses droits. Elle bouillonne dans une sorte de cuvette naturelle.
La Bièvre doit couler par là. On ne la voit pas, , on la devine seulement, glissant
au bas d'un petit coteau, sur lequel sont accrochées les baraques des zoniers.
Des sentes se faufilent entre les jardinets. Elles sont incrustées de gravats
dans lesquels des gosses jouent, des gosses assez propres ma foi, et qu'on appelle
ici des « mougingues ». Les haies ébouriffées se fleurissent de paille, de ressorts
de sommier et d'informes morceaux de fer rouillé. Derrière, on entend caqueter
des commères. Ces dames sont au jardin. Car chaque maison a son jardinet. La
terre, engraissée de mâchefer, y produit généreusement des compagnies de carottes,
des futaies de persil, des oignons, des tournesols à l'œil étonné et des boites
de conserves écrasées. Elle produit aussi des arbres, de grands beaux arbres
où l'on entend siffler les merles, et qui, presque toujours, abritent la maison.
La maison est faite de planches, ajustées avec adresse et non sans goût.
Elle ne cache rien au passant. Toutes béantes, fenêtres et portes laissent voir
le lit de cuivre, la suspension ouvragée, les sujets de cheminée, les
chromos vernis, la toile cirée jaune de la table. Tout est rangé comme dans
une maquette de marchands de meubles.
Le propriétaire n'est jamais loin : il cloue, rabote ou scie, car la maison
a toujours besoin d'un perfectionnement. Ou bien il se repose, et c'est justice.
En bras de chemise, tête nue, allongé sur une chaise longue, dans un coin d'ombre,
il lit son journal. Les oiseaux chantent et le soleil joue sur un fond de vieux
seaux à travers le tamis du chèvrefeuille.
Au bout du jardin, on a installé le tout-à-l'égout. Quatre planches formant
guérite. Et voilà. Toute cette verdure qui frise, alentour assainit l'air.
Il y a aussi des maisons en briques et d'autres en ciment avec un grillage
tout autour. Je demande mon chemin à un propriétaire. Il est assis sur une chaise
adossée au mur. Mais le grillage nous sépare. Pour me répondre, il sort.
― La Bièvre, fait-il, c'est par là, au bout de la sente. Mais ça n'est guère
beau.
La sente, en effet, s'arrête dans les orties, au bord d'un ruisseau. L'eau
semble couler dans une rigole d'ébène. Une espèce de crasse noire mouchetée
par de petites feuilles vert pâle colle par plaques sur ses bords. Des bulles
d'écume grise glissent nonchalamment. Tout autour, c'est la verdure folle avec,
de-ci delà, de-là, papillons blancs insensés. Une fade odeur d'évier flotte
à la ronde sous les saules.
A quelques mètres de moi, un vieil homme en calotte noire. et visage rasé
de bedeau, tente avec Un bâton de débarrasser une vanne des détritus qui s'amassent
contre elle. Je ne lui demande rien, mais il croit bon de m'expliquer quelque
chose :
― Aujourd'hui, ça va ; seulement, il y a des jours où elle pue comme
une charogne, cette Bièvre.
Et le silence campagnard redescend, troublé par le murmure de cette eau grasse
qui longe les jardinets des zoniers. Des escadrilles de moustiques évoluent
dans les coulées du soleil. Soudain, un petit frôlement tout près, puis un «
plouf » léger : un rat pointu fait des ronds dans l'eau, gagne l'autre rive
et disparaît. Mais on peut suivre sa musardise au tremblement des herbes.
Tout cela ne doit pas empêcher d'être heureux, les, gens qui vivent dans
cette- verdure fleurant l'eau de vaisselle. Car, par bouffées, m'arrive l'écho
d'une romance que pousse quelque lyrique ménagère. A moins que tous ces
zoniers ne se consolent de leur sort en songeant qu'il en est de plus
malheureux qu'eux. Car, pour les zoniers, c'est un peu comme pour les pays :
ceux du Sud .ont la vie plus facile que ceux du Nord. Le Nord ici, c'est la
zone de Saint-Ouen.
Émile Condroyer.
Du même auteur :
La capitale démantelée : les survivants (1930)
La question de la zone parisienne (1932)
Le printemps sur la zone - Emile Condroyer - 1933