La perdition de la Bièvre 2/3
Il y avait longtemps que les méchants avaient juré sa perdition. Déjà au
XIIè siècle, avant les jours où Dante vint habiter sur ses bords, les
religieux de Saint-Victor l'avaient un peu taquinée, lui imposant de
traverser leur enclos, dans les parages où une rue garde encore son nom, et
de se jeter dans la Seine en face de Notre-Dame. Louis XII voulut lui faire
reprendre son cours ; mais depuis lors son embouchure resta douteuse.
Dites-moi si une rivière peut se bien conduire, qui est incertaine de sa
destination. Au XVIè siècle il advint une fois que la Bièvre fut grosse, la
pauvre petite. On allait lui faire son procès, lorsque deux jours plus tard
la Seine se livra à son tour à un débordement. L'inondation de la Seine
refoula celle de la Bièvre, dont les eaux coulèrent à l'envers. Elle devait
en voir bien d'autres.
C'est à sa source en réalité que ses tribulations commencent. A peine
elle est venue au monde qu'on lâche sur elle les eaux de l'étang de
Saint-Quentin pour augmenter son débit et l'empêcher de flâner en route.
Aussitôt née, on lui flanque une douche — toutefois quand on a de l'eau !
Elle arrive à Buc : on la fait passer sous un gigantesque pont de pierre,
non pas un de ces honnêtes ponts à deux pentes sur lesquels un âne paraît si
gentil, mais un ouvrage babylonien, un énorme pont à deux étages, en haut
duquel passe une autre rivière. « Regarde bien, lui dit-on, les rivières,
nous les faisons couler dans le ciel, nous savons de même les faire circuler
dans les ténèbres de la terre. Toi aussi tu joueras un jour à saute-mouton.
» En sorte que, tandis qu'on la tance à Bouviers pour ce qu'elle n'a pas
assez d'eau, on lui retire ici les eaux du Trou-Salé, de Saclay, de la Mare
Malheureuse, pour les faire passer sur sa tête et les mener aux jeux royaux
de Versailles. Bientôt, pour qu'elle perde décidément le fil de son cours,
on lui persuade de s'en aller à son tour en l'air et on la conduit à flanc
de coteau, dans la montagne russe des moulins. Le lit qu'elle abandonne au
fond de la vallée n'est plus qu'un cloaque où pullulent les rats et les
moustiques jusqu'à ce qu'elle y retombe échevelée. C'est le hard-labour qui
commence et le peu de force qu'elle véhicule est plié à d'incroyables
travaux. On la courbe, on l'estropie, on la sangle, on la met à la meule. En
1822, au moulin Croulebarbe elle mouvait une tréfilerie, au moulin Fidel
elle pulvérisait du charbon animal, au moulin Copeau elle faisait du
vermicelle, au moulin Ponceau du papier. Aujourd'hui au moulin de l'Hay,
elle lave du varech; au moulin de la Roche, elle fabrique des capsules
métalliques pour bouchage ; au moulin de Gentilly, elle broie de la
moutarde. Elle ne travaille pas, elle turbine. Trente-deux blanchisseries à
Cachan, cent douze à Arcueil y déversent, roses, laiteuses ou fumantes,
leurs eaux résiduaires. En échange de ses dérisoires services, les lieux
habités lui rejettent tout ce qu'il y a de liquide ou de presque liquide
dans leurs immondices. À mesure que les communes s'accroissent et que leurs
habitants se multiplient, la Bièvre, se conformant à la densité des
populations, devient plus sirupeuse. Ses eaux noirâtres ont des reflets
tantôt vert réséda et tantôt bleu corbeau où filent de grandes baves
d'argent. Les raffinements avec lesquels est patinée sa souillure sont
inconcevables. Paris y infuse ses relents secrets en envoyant tremper son
linge sale dans cette vallée.
À Gentilly toute une cuadrilla de mégissiers, de tanneurs, de corroyeurs,
de laveurs de bourre et de laine, de féculiers entre en scène, plus de
soixante fabriques, et passe son ancienne robe d'innocence dans des jus
nouveaux. C'est une messe noire. On lui applique, moites encore, la peau des
bêtes et l'écorce des chênes; les crimes se marient sauvagement en elle :
elle est en proie à ceux qui écorchent les animaux et à ceux qui écorchent
les arbres.
Ses affluents d'ailleurs sont dans la conspiration, tous les petits
débits d'eau qui la pourraient rafraîchir d'un filet de vinaigre, le
ruisseau des Godets qui prétexte des rétentions, le ruisseau de la Fontaine
du Moulin qui reçoit les eaux louches de Bourg-la-Reine et de Sceaux et dont
la rigole immonde promenait un tel choléra qu'on a dû le supprimer de peur
qu'il ne figeât d'un seul coup la Bièvre et ne mît la peste dans le pays, le
ruisseau de Fresnes qui mesure avec un compte-goutte les petites doses de
ses violents extraits. Quant au ruisseau de Wissous qui du moins en hiver
pourrait lui apporter le réconfort d'une certaine quantité d'eau, une
société de glacières l'a supprimé.
La Bièvre recevait autrefois les belles eaux des fontaines de Rungis. On
les a subornées. Une criminelle Italienne se chargea de consommer
l'empoisonnement, jadis en effet un nommé Constance Chlore (il s'appelait
ainsi et son nom dans l'histoire de la Bièvre est d'une âcreur particulière)
avait capté les sources de Rungis et construit à Arcueil, pour les amener
aux thermes de Julien, un aqueduc depuis lors tombé en ruines. Marie de
Médicis recommença l'entreprise de ce chlorhydrique Gréco-Latin et fit
édifier un nouvel aqueduc pour alimenter le Luxembourg qu'elle venait de
construire. C'est cette Florentine qu'il convient de charger des calamités
de la Bièvre, attendu que jusqu'à Henri IV la Bièvre et ses riverains
vivaient heureux ensemble, sans que nul n'eût jamais porté plainte contre
elle. Une situation nouvelle fut déterminée par la reconstruction de
l'aqueduc d'Arcueil. C'était la grève des eaux qui commençait. À force de
s'écouter jaser, tous ces ruisselets avaient fini par se laisser monter. La
Bièvre fut mise en quarantaine par tous ces menus bavards. L'aventure
méphistophélique de Bue n'avait fait que redoubler la brimade à d'Arcueil.
Et c'est ainsi que par deux fois ses affluents s'envolèrent méchamment
au-dessus d'elle.
Alors abrutie, asexuée, vidée, elle n'eut même plus la force de se
dépoisser d'entre ses bords, où désormais elle collait trop pour s'écouler.
Pour la surexciter par des sensations neuves, de temps à autre on la forçait
encore à quitter son lit, des truands lui faisaient des passes, on la
magnétisait, on l'obligeait de dédoubler sa personne en rivière vive et
rivière morte, comme s'il lui était possible d'être plus sale qu'elle-même.
Quand il fut bien démontré qu'elle n'en pouvait plus, on lui donna un
affreux gardien, chargé de la suivre pas à pas, de peur qu'une bonne âme ne
la prît en pitié et pour écarter d'elle, à force de parfums, la
commisération du dernier poète. On lui adjoignit une rigole d'eau sale,
parallèlement. C'est le collecteur départemental qui, sous prétexte de la
soulager, l'accompagne, la soutient avec des flacons d'horribles salures,
recueille les excédents de l'eau puante qu'on lui destinait, la déshonore
par surcroît, parfois même emprunte son bras mort, le voyou enfin qui couche
dans son lit pour la garder.
Et comme il n'y a pas de mauvaise aventure dans laquelle un savant ne
puisse avec le plus grand sérieux jouer un rôle ridicule, on pria un jour
Arago d'intervenir, car on en avait tant et tant fait, on avait tellement
mortifié la pauvre petite, que l'on redoutait qu'elle ne tombât en l'état
comateux. Le savant décida avec gravité qu'il convenait de lui inoculer du
sérum. Il fit donc, en 1845, forer quelques puits artésiens pour lui
transfuser de l'eau !