La barrière de Fontainebleau
Elle s’est appelée aussi Barrière d’Italie, parce que c’était le chemin que
prenaient autrefois les chaises de poste qui emportaient les touristes et les
amoureux vers le pays regretté de Mignon, — le pays où fleurit l’oranger. Elle
s’est appelée aussi Barrière Mouffetard, parce qu’elle servait de limite cette
rue fangeuse et populacière à propos de laquelle les étymologistes ont flotté
longtemps comme de simples bouchons de liège sur l’Océan de l’incertitude :
était-ce, en effet, mons cetarius ou mons cetardus ?
Grave question ! perplexité gordienne que je ne me charge pas de trancher.
Cette barrière de Fontainebleau - ainsi nommée parce qu’elle conduisait au
pays où mûrit le chasselas et où excursionnent les paysagistes - s’est appelée
enfin Barrière des Gobelins,-à cause de son voisinage de la célèbre .manufacture
de tapisseries fondée par Louis XIV, c’est-à-dire par Colbert, dans l’hôtel
du président Leleu, situé au milieu d’aulnaies et de bois baignés par la petite
rivière de Bièvre.
Le quartier Saint-Marcel, qu’il faut traverser pour arriver à cet établissement
sans rival, est un des plus laids et des plus tristes de Paris,-probablement
parce qu’il est le plus pauvre. On ne l’appelle pas pour rien le faubourg souffrant.
Mais quand on a franchi cette zone puante qui commence à la rue Descartes, et
qu’on est arrivé au sommet de la rue Mouffetard, c’est-à-dire au rond-point
de la barrière de Fontainebleau, on est amplement dédommagé des émanations subies
tout le long de la route, et, si l’on n’est point ingrat, on se remercie du
spectacle qu’on s’offre alors sans qu’il en coûte rien. En se plaçant au point
d’intersection du boulevard de l’Hôpital et du boulevard des Gobelins, derrière
le grand café qui se trouve élevé juste sur l’ancienne Butte-aux-Cailles — où,
le 3 juillet 1815, le matin même de la dernière capitulation de Paris, étaient
deux obusiers et seize pièces de canon, — on a devant soi la montagne Sainte-Geneviève,
dont les principaux monuments se découpent majestueusement sur le ciel :
le dôme du Val-de-Grâce, le clocher de Saint-Étienne-du-Mont, la tour du collège
Henri IV, le dôme du Panthéon, le clocher de Saint-Jacques du-Haut-Pas; puis,
au-dessous, descendant comme les gradins d’un amphithéâtre vers le fond du vallon
où serpente la Bièvre, d’innombrables rangées de toitures pittoresques, de séchoirs
de mégissiers, de greniers de tanneurs, et, plus bas encore, des étendages de
blanchisseuses, qui sont du meilleur effet à cette distance.
L'endroit est plaisant à l'œil et je comprends qu'il ait été choisi autrefois
comme séjour par de grands seigneurs et par de grandes dames. On le croirait
difficilement aujourd'hui, à cause des émanations nidoreuses qui s'échappent
de ces Marais-Pontins de l’industrie parisienne ; cependant les chroniques
l’affirment. On a même découvert en 1813, dans le sable des bords de la Bièvre,
derrière les Gobelins, cette inscription sur cuivre, portant la date de 1527 :
« DANS CE POURPRIS LE GRAND FRANCOYS PREMIER
TREUVE TOUSOUR JOUISSANCE NOVELLE
QU'IL EST HEUREUS CE LIEU SOVEF RECELE
FLEUR DE BEAUTE DIANE DE POITIERS »
Ah ! cher Clos-Payen ! poétique. Champ-de-l'Alouette ! je vous donne
ici le .salut suprême, car j'ai peur de ne plus vous retrouver, au train dont
sont les « embellissements » de Paris. Quand je repasserai au printemps
prochain pour entendre le sifflement ironique des merles qui se cachent dans
vos haies, les chansons égrillardes des lavandières qui se cachent derrière
vos saules, — Galathées en sabots, — les chants auront cessé...
C'est par la barrière d'Italie que, le soir du 20 mars 1815, Napoléon rentrait
dans Paris, au moment où Louis XVIII en sortait par la barrière de Clichy. Le
26 février, il avait quitté l’île d’Elbe avec quatre cents hommes de sa garde.
Le 1er mars, il entrait dans le golfe Juan et se rendait à Cannes, puis à Grasse.
Le 3, il couchait à Barême. Le 4, il dînait à Digne. Le 5, il couchait à Gap ;
le 6 à Gorp, le 7 à Grenoble, le 8 à Bourgoin. De Grenoble à Lyon, marche triomphale.
Le 10, à neuf heures du soir, il traversait la Guillotière presque seul, mais
environné d’une population immense. Il repartait le 11, arrivait le 13 à Villefranche,
franchissait au pas de course Mâcon, Tournus, Châlons. Le 15, il couchait à
Autun, le 16 à Avallon, le 17 à Auxerre, le 18 à Fossard, et, le 20 mars, à
quatre heures du matin, il arrivait à Fontainebleau. Ainsi, — pour parler comme
le Moniteur, qui avait une injure pour tous les vaincus et un éloge pour tous
les vainqueurs, quels qu’ils fussent,— ainsi s’était terminée, sans répandre
une goutte de sang, sans trouver aucun obstacle, cette légitime entreprise qui
rétablissait la Nation dans ses droits, dans sa gloire, et effaçait la souillure
que la trahison et la présence de l’étranger avaient répandue sur la capitale
! Ainsi s’était vérifié ce passage de l’Adresse de 1’Empereur aux soldats « que
l’aigle, avec les couleurs nationales, volerait de clocher en clocher jusqu’aux
tours Notre-Dame ». En dix-huit jours, le brave bataillon de la garde avait
franchi l’espace — compris entre le golfe Juan et Paris, — espace qu’en temps
ordinaire on mettait quarante-cinq jours à parcourir ! C’était, en effet,
merveilleux.
Un souvenir moins triomphal qui se rattache à la barrière de Fontainebleau,
c’est le meurtre du général Bréa et l’exécution de ses meurtriers, — le dernier
épisode des lugubres journées de juin 1848.
Le 25 juin, alors que l’insurrection était étouffée dans les autres quartiers
de Paris, 2,500 insurgés tenaient bon encore à cette barrière, où s’élevaient
de menaçantes barricades. Le général Bréa de Ludre, qui, la veille avait pris
le commandement exercé par le général Damesme, mortellement blessé au Panthéon,
vint les reconnaître à la tête de deux bataillons d’infanterie de ligne, de
deux pièces d’artillerie et de détachements de gardes mobiles. Avant d’en venir
aux mains, il voulut faire une tentative pacifique et s’avança pour parlementer
vers la principale barricade, qu’il franchit, suivi du capitaine Mangin, son
aide de camp, de M. Desmaretz, chef de bataillon au 24e de ligne, et de M. Gobert,
chef de bataillon de la 12e légion de la garde nationale. Une demi-heure après,
son aide de camp et lui étaient fusillés par les insurgés, exaspérés par une
injuste soif de représailles. Quant à MM. Desmaretz et Gobert, ils étaient parvenus
à s’échapper.
Six mois après, le 15 janvier 1849, vingt-quatre des insurgés de la barrière
Fontainebleau étaient traduits devant le conseil de guerre de Paris, présidé
par le colonel Cornemuse, pour rendre compte de l’assassinat du général Bréa
et du capitaine Mangin. Le 7 février, trois d’entre eux étaient acquittés et
cinq condamnés à mort : Chopart, commis libraire ; Vappereaux jeune,
garçon marchand de chevaux; Noury, garnisseur de couvertures ; Lahr, maçon,
et Dais, dit le Bon Pauvre, administré de Bicêtre. Ces deux derniers seuls furent
exécutés, le 17 mars, au rond-point intérieur de la barrière, devant l’arbre
de la liberté planté là en février 1848.
ALFRED DELVEAU - 1865
Histoire anecdotique des Barrières de Paris