Le long de la Bièvre
LA RUELLE DES GOBELINS. — LE PASSAGE MORET. — LE CHAMP DE L'ALOUETTE.
Le Figaro — 10 décembre 1905
Il est neuf heures du matin et le pâle soleil de décembre n'a pu percer
l'enveloppe d'épais brouillards qui encapuchonne Paris c'est une ébauche de
ville bleuâtre qui se silhouette imprécise, comme estompée, dans un ciel
gris vaguement teinté de rose. Par un temps pareil, les promenades sont
difficiles et semblent monotones. Il faut cependant aujourd'hui que nos
lecteurs s'arment de courage et chaussent des bottines à double semelle;
mais nous n'oserions vraiment engager les gracieuses Parisiennes qui nous
font le très grand honneur de nous consulter à tenter semblable promenade,
car nous irons en un pays de misère, rempli de vieux souvenirs, mais aussi
de mauvaises odeurs; les ruelles y sont étroites et glissantes, les autos
n'y pénètrent pas c'est boueux, c'est gluant. Mais par contre, je ne sais
rien de plus pittoresque, de plus impressionnant que ce vieux quartier de
Bièvre que nous allons parcourir ce matin. Le brouillard même, ce brouillard
qui décolore les plus beaux paysages parisiens, prend ici sa revanche il
atténue des hideurs, dissimule des misères, jette ses voiles mauves sur des
tristesses et revêt d'un grand caractère tragique ce décor de pauvreté et de
dur labeur. À quelques mètres de la Manufacture des Gobelins, au numéro 15
du boulevard Arago, s'ouvre la rue des Marmousets suivons-la et quelques pas
plus loin nous tombons dans une ruelle étonnante, une des pi us étranges de
cet étrange quartier, la ruelle des Gobelins étranglée entre un mur lépreux,
crevassé et un quai semé d'ordures, la Bièvre y voit le jour pour la
dernière fois avant de disparaître tout près de là, dans de nauséabonds
trous noirs.
La malheureuse rivière, qui depuis son entrée à Paris n'a cessé d'être
condamnée aux plus répugnantes besognes, est hideuse à voir. Teinte de tous
les tons, jaune, verte, rouge, elle charrie d'immondes détritus traquée,
asservie, exploitée sans trêve par tous les corroyeurs, les teinturiers, les
mégissiers, les peaussiers qui depuis des siècles peuplent ce quartier, la
Bièvre a successivement actionné de lourdes roues, lavé des peaux
sanglantes, nettoyé d'écœurants résidus tous les acides, toutes les scories,
toutes les écumes de la cuisine chimique qui s'élabore dans ces usines, sont
venus s'y déverser et la rivière déshonorée s'engloutit dans cette ruelle
des Gobelins sous une entrée de voûte sombre, coupée de barreaux de fer. Au
numéro 19, une porte étroite s'ouvre dans un mur sale c'est l'entrée du
passage Moret.
Engageons-nous dans ce dédale de bicoques, de resserres à cuir, de
marchands de vin minables, dont l'un arbore cette enseigne alléchante « Au
caveau de l'île des Singes » là-bas, au bout, derrière une barrière de bois,
coule le second bras de la Bièvre; « coule » est un mot, je n'ose dire
impropre, dans un tel milieu, le vrai, c'est que la Bièvre s'étale là,
stagnante, presque sans reflet sous le ciel, moirée de tâches rondes et
huileuses; des paquets d'écume en émergent comme de larges feuilles de
nénufar putréfiées. De grosses bulles viennent crever au ras de cette eau
qui semble empoisonnée; dans l'air, c'est un relent d'ammoniaque, de barège
et de tan.
À droite, à gauche, entre la rivière et les murs d'usines, dans des
chaudières cabossées cuisent des peaux de bêtes, qui ensuite iront macérer
tout près, dans des cuves de tan, rouges comme des cuves de sang, et des
pistons projettent des jets horizontaux de vapeur qui paraissent surgir de
la muraille nitreuse. Au fond, de hautes maisons de bois, aux, toits plats,
aux carcasses ajourées, ouvertes à tous les vents, dressent leurs tristes
silhouettes; là sont suspendues dans l'air des milliers de peaux de lapin,
racornies, séchées et qui s'entre-choquent avec des claquements de bois;
puis, étonnante antithèse, à quelques pas, au numéro 7 delà ruelle des
Gobelins, derrière une haute porte charretière, s'érigent à demi enterrées
dans les remblais et les gravois les ruines sculptées d'un pavillon dont M.
de Julienne, l'ami de Watteau, avait fait un rendez-vous de chasse ou
quelque galant vide-bouteille, et c'est une délicieuse impression que de
retrouver, tout ruinés qu'ils soient, ce rappel de beauté, cette fleur de
pierre au milieu de hideurs sur lesquelles les cheminées d'usine crachent
des paquets de fumées noires.
Depuis des siècles, la Bièvre, que Huysmans a magnifiée dans des pages
admirables, a subi bien des transformations, et je ne parle même pas du
temps merveilleux que cite Rabelais, au chapitre xxn du Pantagruel, où il
raconte l'origine étonnante de « celui ruisseau qui de présent passe à
Saint-Victor, auquel Gobelin teinct l'écarlate. », mais sous Louis-Philippe
c'était encore, paraît-il, un endroit charmant. Alfred Delvau nous montre
tout ce quartier « formant une sorte de petite Suisse en miniature, une
vallée verdoyante où coulait la Bièvre entre deux bordures de saules ».
Jules César, assurait-on, avait apprécié le vin savoureux des vignes du clos
Croulebarbe. — D'ailleurs, depuis le dix-huitième siècle jusqu'en 1830 les
violons avaient grincé dans les guinguettes voisines « la Belle
Moissonneuse », « le Grand Vainqueur », « les Deux Edmond », et l'on y
dansait au son des crincrins.
Dans la Femme de trente ans, Balzac avait célébré «la vallée profonde,
peuplée de fabriques à demi villageoises, clairsemée de verdure, arrosée par
les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins », et, dans les Misérables,
Hugo avait dépeint « ce seul endroit où Ruysdael serait tenté de s'asseoir,
un pré vert traversé de cordes tendues où des loques sèchent au vent des
palissades délabrées, un peu d'eau entre des peupliers, des femmes, des
rires, des voix; à l'horizon, le Panthéon, le Val-de-Grâce, noir, trapu,
fantasque, amusant, magnifique, et au fond le sévère faîte carré des tours
de Notre-Dame. C'est le champ de l'Alouette, c'est ici qu'Ulbach tua la
bergère d'Ivry »
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C'est en effet dans cette plaine immense, glaiseuse, dénudée, inculte,
sous laquelle aujourd'hui coule la Bièvre en un canal souterrain, plus loin
que les jardins des Gobelins, derrière les palissades de la rue Croulebarbe,
que se déroula, le 25 mai 1827, un crime passionnel qui révolutionna Paris.
Un pauvre diable, à peu-près fou, Honoré Ulbach, y poignarda par jalousie
une jeune fille, Aimée Millot. La petite Aimée était « modeste et sage »,
chacun l'aimait dans le quartier où on la voyait, un grand chapeau de paille
sur la tête et un livre à la main, garder sous les ormes du boulevard
d'Italie les chèvres de sa maîtresse, Mme Detrouville, femme à principes, et
qui ne badinait pas sur « les choses de la vertu ». On appelait Aimée « la
bergère d'Ivry ». En 1827, il y avait encore à Paris des bergères, et elles
étaient vertueuses — Ils s'aimaient cette humble idylle fit jaser, Mme
Detrouville, avertie, ordonna à sa bergère de rompre toutes relations avec
Ulbach et de lui restituer les pauvres cadeaux qu'elle en avait reçus « deux
oranges, une demi-bouteille de cassis et un joli fichu rosé », expliquant
que « toute jeune fille qui reçoit des présents des hommes doit les payer de
sa vertu ». Aimée avait obéi. — Le 25 mai à dix heures du matin, Ulbach, fou
de colère et de jalousie, après avoir acheté, rue Descartes, près de l'Ecole
polytechnique, chez un brocanteur « un couteau qui ne ployait pas », s'était
caché derrière les arbres du boulevard pour y attendre la pauvre petite
bergère. Elle arrive avec ses chèvres et repousse Ulbach qui, affolé de
rage, la frappe de cinq coups de couteau, s'enfuit et va se terrer dans un
ignoble garni de la rue du Chantre, près du Palais-Royal la police le
recherchait vainement lorsqu'il vint, de lui-même, se livrer au commissaire
« C'est moi qui ai fait l'assassin !... » Il avait la veille écrit une lettre
folle à Mme Detrouville « Femme acariâtre, vous mettez entrave à notre
félicité. Songez à bien faire ce que je vous prescris de faire je vous
envoie cinq francs, rendez-vous de suite à l'église d'Ivry et faites-lui
dire une messe en l'honneur de ses malheurs et des miens !... »
Les journaux épiloguent sur le crime. « Les femmes surtout maudissaient
l'assassin, tout en le plaignant peut-être », et la girafe, nouvellement
« inaugurée » au Jardin des plantes, fut délaissée pour le drame du champ de
l'Alouette. Le 10 septembre i827, Ulbach expia son forfait à sept heures et
demie du matin il fut extrait de la prison de Bicêtre, et à quatre heures du
soir le sinistre cortège partit de la Conciergerie pour la place de Grève où
Ulbach monta sur l'échafaud.
Les arbres de la rue Croulebarbe sont abattus, la Bièvre coule sous
terre, les herbages où paissaient les chèvres de la bergère d'Ivry sont
remplacés par des couches de mâchefer qui forment sous le pied une boue
fétide et noire; seul un souvenir subsiste de ce décor dramatique: une
ancienne folie du dix-huitième siècle, construite en 1762 par un financier,
Le Prêtre de Neufbourg. Lamentable, crevassée, ouverte aux pluies du ciel,
elle achève de s'effondrer au bout de la rue Croulebarbe, à l'angle du
boulevard d'Italie — aujourd'hui boulevard Auguste-Blanqui — et de la rue
Edmond Gondinet (les hasards des baptêmes de rues offrent de ces amusants
contrastes). Malgré son délabrement, cette « folie Le Prêtre » garde encore
une jolie silhouette et c'est comme un fantôme oublié de la gaieté
d'autrefois qui reviendrait secouer des grelots vides et jeter des fleurs
fanées sur ce coin de désolation, d'horreur et de pauvreté.
Georges Cain.