LA CAPITALE DÉMANTELÉE
Les survivants
Le Journal — 27 octobre 1930
L'homme était couché sur le dos, dans l'herbe du talus. De sa casquette
passaient des mèches grasses. Une barbe naissante estompait ses joues et son
menton sous un chiendent bien imité. Près de sa tête un litron aux trois
quarts vide était calé de guingois dans la terre molle.
Jambes allongées, bras écartés, l'homme offrait au ciel sa misère
insouciante.
A un moment il entr'ouvrit ses paupières rouges, eut un rictus, lâcha un
grognement et se retourna sur le flanc. Qu'on démolisse ou « qu'on ne
démolisse pas, qu'on construise ou qu'on ne construise pas, celui-là s'en
souciait comme de sa première puce.
En somme c'était une manière de mainteneur. Grâce à lui enfin, la vieille
tradition des fortifs était sauve. Notez que le hasard faisait bien les
choses. Cet estimable clochard, l'un des derniers spécimens de la faune des
fortifs, ronflait précisément sur le bastion qu'on ne démolira pas, le
bastion 67 bis, au Point-du-Jour, pour vous servir. Il était tranquille pour
l'avenir.
Près de là, une ménagère tricotait, assise dans l'herbe ; à côté d'elle,
enfermée dans sa cage, une tourterelle, qui sans doute avait besoin de grand
air, roucoulait doucement.
Des gamins jouaient sur les talus à demi pelés et d'autres allongés à
plat ventre sur la plongée de pierres tavelées regardaient au - dessous
d'eux dans le fossé des fillettes qui attisaient Un feu de branches humides.
Des remorqueurs remontaient la Seine. Un train passa sur la rive gauche.
Et vers les coteaux de Meudon, des fumées rousses et blanches brouillaient
les couleurs cuivrées du couchant C'étaient les machines des chantiers qui
fumaient : là-bas, on achevait de démolir le bastion 66, près de la porte du
Point-du-Jour, le seul qui pût se targuer de quelque souvenir historique:
l'entrée des Versaillais dans Paris communard, le 21 mai 1871.
Mais ici, tranquille ! Car, si la Ville de Paris rase ses fortifs, double
presque la largeur cumulée de ses portes, et, au lieu de se contenter des 59
existantes, aménage 189 accès, elle a pensé à la postérité d'une autre
manière en décidant que le bastion 67 bis subsisterait à titre de souvenir
pour nos petits-neveux.
On abaissera donc le talus du boulevard Murât pour que l'escarpe fasse
office de balustrade. On mettra des bancs sous les marronniers.
Et cela deviendra un square reposant. En bas, dans le fossé, on aménagera
un tir à l'arc et des pelouses entoureront la pelote basque sur le glacis
qui s'achèvera en jardin vers la Seine.
Mais le bon vieux mur costaud demeurera tel quel avec sa vigne vierge
pendant comme une chevelure cramoisie au long de son échine grise. Le
clochard, pour quelque temps encore, pourra venir dormir comme il faisait ce
soir-là.
Une autre chose subsistera ; non point à titre de souvenir, mais parce
que sa disposition est telle qu'il paraît difficile de la modifier. C'est la
charmante poterne des Peupliers.
Elle est là-bas au bord du boulevard Kellermann, percée dans une butte de
glaise impropre à soutenir toute construction. Cette glaise a sauvé la
poterne. La courtine surplombe le boulevard ; on y accède par deux rampes en
pente douce. Là-dessous finit la rue des Peupliers. Les deux postes d'octroi
qui se font face perdent ici leur air maussade. Une mousse légère avive de
taches claires leurs murs sombres et leur donne un petit air suranné et
délicat. Une tonnelle de vignes légères frissonne contre leur façade. Un
enclos étroit les entoure qu'un arbre tutélaire adoucit avec un tapis de
feuilles mortes.
Cet air champêtre et doucement mélancolique, près de cette poterne dont
l'arcade s'inscrit sur le fond de verdure où déclinent les toits de
Gentilly, donne à cet endroit je ne sais quel charme provincial. Cela ne
changera pas. Il est d'heureux hasards.
On gardera ces octrois, cette vigne, cette butte, ce morceau de mur. Le
glacis forme une espèce de cuvette, car la ligne des fortifs s'exauce et
s'avance en redan vers le Kremlin. C'est tout ce fond que l'on garnira de
pelouses, de bosquets, et qui offrira aux regards, lorsqu'on le découvrira
de la Poterne et des chaussées en terrasse que le dénivellement du sol
nécessitera, une véritable mer de verdures fraîches à l'œil et à l'esprit.
Hors ces deux choses, plus rien ne subsistera des fortifs propices aux
flâneries et aux amours de barrière. Devant le mur du Point-du-Jour ou à la
poterne des Peupliers, des gens viendront qui se conteront de pâles
souvenirs. Peut-être que l'un d'eux aura encore quelques vers de Bruant dans
un repli de sa mémoire :
Les fortifs… mais c'est la balade
Des Pantinois, où chaqu' lundi,
Les laborieux en rigolade…
…Mais ce sera déjà de l'histoire.
Émile Condroyer.
Voir aussi :
Petit voyage dans la zone - Emile Condroyer - 1931
Le printemps sur la zone - Emile Condroyer - 1933