La « Folie » Neubourg
Le lundi 13 novembre 1747, les Petites Affiches publiaient cette
annonce :
« Portion du Clos Payen à vendre, présentement située faubourg
Saint-Marcel, au chant de l'Alouette, près le petit Gentilly, attenant la
barrière ; elle consiste en une grande cour ayant entrée sur la rue des
Angloises, attenant à la barrière, avec un logement pour un portier, et un
petit bâtiment, avec un marais, ensuite une autre cour, où il y a plusieurs
bâtiments et un grand enclos consistant en étendages, rivière un étang
empoissonné, prez, osiers, faulx et différens autres arbres. Il faut
s'adresser sur les lieux, à M. Héron, propriétaire dudit Clos à Paris à M.
Coquelir, rue des Lions, près Saint-Paul, ou à M. Silvestre, notaire rue
Saint-Antoine, près le Petit Saint-Antoine. »
Le Clos-Payen, situé rue du Champ-de l'Alouette, rebaptisée au
dix-neuvième siècle du nom moins champêtre de Corvisart, était un vaste
ensemble de terrains arrosés par la Bièvre et qui échut, en 1762, à Mme Le
Prestre de Neubourg, femme du receveur-général des finances de Caen. Ce
dernier, Parisien de vieille roche, avait épousé douze ans auparavant une
Angevine, Mlle de Grimaudet de Coatcanton, et elle prélevait sur sa dot
230,000 livres pour la construction d'une « folie » au goût du jour.
Les Neubourg, qui habitaient alors rue Vivienne, en face des
Filles-Saint-Thomas, faisaient bâtir également une superbe maison rue des
Fossés-Montmartre, non loin de l'hôtel Charrost, où résidait leur oncle, M.
Le Prestre de Neubourg, et confiaient à l'architecte Peyre le soin d'établir
les plans de leurs futures demeures.
Michel-Edmond Le Prestre, seigneur de Neubourg, Vicq, Balzème, Éntraigues
et la Moustière, en Berry, avait obtenu son poste de receveur-général à Caen
grâce à une cession de l'oncle. Elle valait 600,000 livres et le donateur
vendait en même temps à son beau-frère, M. de Pernon, sa charge de «
Trésorier ancien des troupes de la Maison du Roi et de l'ordinaire des
guerres, moyennant 825,000 livres comptant et 20,000 de rente viagère.
C'était un oncle à héritage, plein de bonnes dispositions pour l'héritier de
sa race et aimant le faste, bien que l'hôtel Charrost se dressât vis-à-vis
de l'égout de la rue des Fossés-Montmartre, et il y avait une fenêtre du
salon qui donnait dessus ».
Rue du Champ-de-l'Alouette cet inconvénient n'était pas à craindre. La
Bièvre coulait, paisible, au milieu de la verdure, purifiant le voisinage,
et bientôt surgissait de terre un élégant pavillon à deux étages, ouvrant
sur un. grand perron à double rampe et orné de colonnes. Le péristyle
formait terrasse à la hauteur du premier. Des fleurs, des arbustes, des
statues l'agrémentaient. Deux avant-corps, couronnés de frontons, complétaient l'ensemble, embelli
par un parc anglais.
Cette « folie », où M. et Mme de Neubourg venaient se délasser de la vie
fiévreuse menée au centre de la capitale, connut des jours heureux,
brusquement assombris par la mort du jeune chevalier de Neubourg, fils
unique de ses constructeurs. Son père, partisan du progrès, l'avait fait «
inoculer », et le pauvre petit mousquetaire succomba à dix-neuf ans, victime
d'une expérience encore à ses débuts. Inconsolables, ses parents lui firent
élever un superbe mausolée dans l'église Saint-Hippolyte, maintenant rasée
par une opération de voirie, et cherchèrent à se débarrasser d'une propriété
qui leur rappelait de trop cruels souvenirs. En 1779, M. de Neubourg est
encore dit habiter au « Clos-le-Prestre, ci-devant Clos-Payen, sur le
nouveau boulevard faubourg Saint-Marcel », mais, l'année suivante, la «
folie » était vendue et Mme de Neubourg, incapable de survivre à son
malheur, terminait une vie languissante en mai 1781. Quatre filles
perpétuaient la descendance à défaut du nom, et le souvenir du petit oncle
», enlevé si tragiquement à l'affection des siens, s'est pieusement conservé
chez leurs petits-enfants.
La Révolution qui approchait à grands pas allait du reste momentanément
ternir toutes les grâces du siècle finissant. La prison et la guillotine,
dépeuplant Paris de l'élite qui faisait sa gloire et son renom dans
l'univers, les vainqueurs n'osaient pas parader sans préparation dans les demeures vides de leurs victimes. Une blanchisseuse, moins
scrupuleuse, s'installa dans la « folie Neubourg » et les colonnades, si
vantées dans les Guides du dix-huitième siècle, servirent à étendre le linge
que la Bièvre lavait pour les hospices. La mère Camille se maintint là
presque jusqu'à la fin du Second Empire et le bruit courait dans le quartier
que Napoléon I" l'avait confirmée dans la propriété du logis. Jusqu'en 1812,
l'Empereur se serait, dit-on, servi de l'ancienne « folie » comme d'un
rendez-vous de chasse. La chose n'a rien d'impossible en soi. M. de Neubourg
était fort lié avec un M. Pivart de Chastulé, parent de Joséphine, auprès de
qui il plaça sa fille, la comtesse Alexandre de La Rochefoucauld, en qualité
de dame d'honneur, et celui-ci put très bien, en hôte reconnaissant des bons
moments passés jadis, indiquer cet agréable site au nouveau maître de la
France.
Le 25 mai 1827, Ulbach assassinait une petite bergère d'Ivry qui menait
paître ses chèvres dans un pré voisin. Tout Paris s'émut, tandis que huit
jours plus tard s'éteignait une des filles de M. de Neubourg, la comtesse de
Saint-Belin-Mâlain, dont le mari avait tragiquement péri sur l'échafaud
révolutionnaire, trente-trois ans auparavant.
Vétuste, crevassée, la « folie », tombée au rang de buanderie, puis de
masure, achevait de s'effondrer au coin de la rue Croulebarbe et du
boulevard Auguste Blanqui. Malgré l'abandon, sa façade gardait encore bon
air et, de leurs niches, les statues assistaient, muettes, à ce long
effritement du passé. En 1913, on la jeta bas et le métro de Corvisart, qui
s'ouvre sur ce qui fut peut-être le « jardin-anglais », ne contemple plus
qu'une bâtisse moderne.
Ceci a tué cela.
Martial de Pradel de Lamase
Le Gaulois — 7 mars 1929