Le verger des Gobelins
Le Temps — 19 février 1914
On sait que les tapissiers des Gobelins sont des techniciens hors pair,
et non pas seulement des virtuoses, mais des artistes. Ce que l'on sait
moins, c'est qu'ils ont tous leur violon d'Ingres. La semaine durant, sous
l'éclairée et cordiale direction de M. Gustave Geffroy, ils travaillent au
Salon de Bracquemond, destiné à l'exposition de Lyon au Panorama de
Toulouse, de Rachou; à la Belle au bois dormant, de Jean Veber. Mais après
avoir rendu hommage à Minerve, qui préside aux ouvrages de haute ou basse
lisse, ils invoquent, le dimanche venu, Pomone aux joues vermeilles, déesse
des vergers, et s'escriment merveilleusement, qui de la bêche, qui du
sécateur, du boyau ou de l'arrosoir.
Ils ont vraiment un jardin à cultiver, constitué par un terrain de trois
hectares séparé des ateliers par la ruelle de Bièvre, dont le pavé cache le
bras de rivière qui alimentait jadis le moulin de Croulebarbe.
Le moulin a disparu, la rivière est canalisée ; les nymphes de la Bièvre
habitent dans un tuyau. Mais tout un passé pittoresque et somptueux se
révèle ici, avec ces bâtiments des Gobelins d'une harmonie sans égale avec
ces jardins où s'étale une sylve inattendue ; avec ce pavillon de M. de
Julienne qui, tout à côté de la porte des vergers, tombe en ruine, négligé,
abandonné, ignoré, et qui a perdu son plafond de Lebrun ainsi que ses
précieuses sculptures.
L'histoire du pavillon de M. de Julienne est certainement liée à celle
des jardins des Gobelins.
Quand l'ami de Watteau fit édifier cette « folie », il possédait une
grande partie du terrain qui avait constitué longtemps une dépendance de la
forêt d'Arcueil. M. de Julienne reconnaîtrait-il sa maison rustique ? C'est
douteux. Mais il reconnaîtrait quelques-uns des arbres de l'immense verger,
qu'une allée centrale divise jusqu'à la rue Corvisart. De chaque côté, de
légères palissades, épaissies et fortifiées par des plantes grimpantes,
limitent les parcelles dévolues aux tapissiers et aux employés de la
manufacture. Il est aisé de voir qu'on fait ici du bon jardinage. Le sol,
déjà, est presque partout bêché et ameubli; dans les enclos on coupe, on
taille, on élague une odeur de sève se répand comme dans les forêts où les
bûcherons se dépêchent d'abattre les branches avant le reverdis, et les
corbeilles de fleurs sont toutes préparées pour l'éclosion prochaine.
Les arbres fruitiers abondent. On me dit que les meilleures prunes
reine-claude sont récoltées dans les jardins des Gobelins. Le fait est qu'il
est impossible de voir des pruniers plus puissants, mieux poussés d'un jet
vigoureux, si ce n'est à Fontenay-aux-Roses. Poiriers, cognassiers,
néfliers, cerisiers, plantés là depuis bien des années, ont cet air de
prospérité que les arbres fruitiers prennent dans les sols fertiles.
Chaque jardinier cultive comme il l'entend son lopin, qu'on appelle aux
Gobelins une « colonie ». Tel colon possède toute une basse-cour ; tel autre
préfère la culture maraîchère à l'élevage des volailles celui-ci se
spécialise dans la production des fruits. Dans cette portion, vont
prédominer les petits pois, les haricots ou les asperges; dans telle autre,
salades et choux offrent déjà une récolte appréciable. Voici une cabane
agreste, toute recouverte de lierre elle a été construite par un ancien
aumônier des Gobelins qui, les jours d'été, devait jouir avec délices de
l'ombre bienfaisante et du silence absolu, pour relire en cachette les vers
d'Horace ou de Virgile. Là, une tonnelle est édifiée avec des rosiers de
deux mètres de haut, qui bientôt vont se couvrir de fleurs magnifiques. Plus
loin, un platane énorme, peut-être contemporain de Napoléon Ier, dresse ses
branches mutilées, pendant qu'un merle, après avoir lancé sa note veloutée,
court se percher sur un épouvantail bourré de filasse, et dont il n'a plus
peur, car il le connaît trop.
Là-bas, à l'extrémité des jardins, il y a une petite maison à deux
otages, propre, gaie, ensoleillée. Un employé des Gobelins l'a, comme il
dit, « arrangée ». Ce n'a pas été sans peine. Quand il décida de s’y
installer, en 1892, il y trouva — au premier étage — une centaine-de lapins
qui coulaient là des jours tranquilles et venaient se mettre aux fenêtres,
en curieux, pour lorgner, avec cette impertinence placide propre aux
léporidés, les promeneurs égarés dans leur jardin transformé en forêt
vierge. -Par suite de quelles aventures cette maison était-elle devenue un
clapier ? On ne sait. C'est un mystère de la faune parisienne, plus féconde
en surprises que celle des jungles.
Les « colonies » des Gobelins sont faciles à coloniser. Nous avons dit
que le sol y est d'une fertilité exceptionnelle. Nul besoin de fumure tout y
pousse comme dans les plaines neuves de l'Argentine. C'est terre de remblai
pourtant, apportée du cimetière des Innocents. Mais l'air, la lumière, le
vent, la pluie, les années et le labeur humain ont fait de ces trois
hectares une oasis, salubre de verdure et de calme. Un quartier populeux se
développe tout autour des Gobelins, et ce sont les jardins de Colbert et de
M. de Julienne qui assainissent les masures environnantes. Là-bas, au midi,
c'étaient hier encore des terrains vagues, où Corvisart et le baron Larrey
avaient fait construire. Maintenant les maisons de rapport y surgissent,
nombreuses et pressées, captant déjà le soleil et l'oxygène. Et du côté est,
en bordure des jardins, c'est la rue Croulebarbe, le quartier où Victor
Hugo, dans les Misérables, a situé le logis sordide des Thénardier.
Il n'est point mauvais que des maisons neuves s'élèvent à la place des
masures de misère. Mais il faudrait avoir plus de respect que nous n'on
avons pour les belles choses du passé. Il est regrettable que le pavillon de
M. de Julienne n'ait pas été acheté par l'État, ainsi que le proposait, il y
a trop longtemps, un propriétaire bénévole. Et l'on peut éprouver également
quelque surprise à la pensée que les Gobelins ne sont pas encore classés
comme monument historique. Il faut procéder, sans tarder davantage, à une
formalité qui s'impose, et sauver de la pioche aveugle de rares échantillons
d'architecture, avec ces jardins créés dès le grand siècle, où tant
d'artistes se sont perfectionnés dans un art difficile parce qu'ils avaient
tout près de leurs ateliers les modèles fournis par la nature le vrai vert
des feuilles, le vrai rouge des pivoines éclatantes, le vrai rose des roses,
et que, pour devenir un bon tapissier, un pur interprète des chefs-d'œuvre,
il faut étudier les nuances subtiles des fleurs de son jardin.
PAUL ZAHORI.