LA MORT D'UNE VALLÉE PARISIENNE
La Bièvre et ses bords
Le Figaro — 25 septembre 1899
Il est un coin de Paris d'étrange aspect, un paysage pittoresque et bizarre
qui a déjà bien perdu de son caractère et qui, dans quelques semaines, ne sera
plus qu'un souvenir; c'est cette vallée, au trois quarts comblée à aujourd'hui,
que forme, à son entrée à la Maison-Blanche, la Bièvre, encaissée entre la
Butte-aux-Cailles et le plateau de Montsouris. C'est encore bien là un paysage
de banlieue parisienne, qui a je ne sais quel haut goût dans sa laideur,
pittoresque avec ses cabarets peints en rouge lie de vin, ses guinguettes à
tonnelles de houblon surmontées d'un tout petit moulin tournoyant au bout d'une
perche; et où le lapin sauté, si cher au bon populot, mêle ses senteurs
violentes au fumet vineux des matelotes.
La Bièvre coule, lente, huileuse et noire, striée par les acides, étoilée de
pustules savonneuses et putrides, entre ses deux berges de boues plantées de
peupliers et de saules. Dans le gazon rare et sordide, pelé comme un dos de
vieux roussin, croissent en abondance des plantes parasites, qui viennent on ne
sait d'où : des saxifrages, des bardanes, la folle avoine, les chardons et la
laitue vireuse que, parce qu'elle croît dans les cimetières, les anciens
appelaient la viande des morts.
Au penchant du coteau, borné de tas d'ordures, étoilé de rognures de zinc et
de copeaux de copeaux declinquant, dans ce fumier étrange de banlieue, fait de
boîtes de sardines et de peaux de lapin, flambe un coquelicot et frissonne un
pissenlit; éclatent une digitale pourpre ou une balsamine incarnat, débris de
balayures de jardin.
Attachée à un piquet, une chèvre malingre broute l'herbe maigre, pendant
qu'au seuil des masures, lépreuses de salpêtre, coiffées de débris de boîtes à
conserve, une bande d'enfants déguenillés « se vaultrant par les fanges, se
chauffournant le nez», se bat et piaille comme une bande de moineaux francs.
Sur la hauteur, dans d'immenses épandages, sèchent des peaux multicolores,
dans des terrains ravagés s'arrondissent des montagnes de tannée aux senteurs
fétides, dans des cuves immenses bouillonnent des choses sans nom. Des hommes,
nus jusqu'à la ceinture, raclent des peaux blanchâtres, et l'écume s'étale en
bulles de bave sur l'eau brune plaquée de lueurs violettes et bleues. Le
glissement, claquant comme un fouet, des courroies sur les poulies, le battement
des marteaux, le fracas des fouloirs, le ronronnement des machines se mêlent aux
coups de sifflet strident du chemin de fer qui mène aux bois ombreux de
Robinson.
II n'y avait là, du temps de César, qu'un ancien lac, dont, en creusant des
puits près des Gobelins, on retrouve encore le sable fin et les coquilles d'eau
douce, qui peu à peu était devenu un marais immense qui se perdit dans la petite
rivière. Telle qu'elle était alors, avec ses eaux débordées, ses ajoncs et les
vases de son marais sans fin, « perpetuo palus » comme dit César, elle arrêta
Labiénus et ses quatre légions, qui essayèrent de construire avec des madriers
des ponts volants: On entassa fascines sur fascines, le marais dévora tout.
Du haut du mont Leucotitius, le vieux guerrier gaulois Camulogène attendait
et veillait. Labiénus dut se retirer et vint passer la Seine à Meudon pour
anéantir les derniers patriotes gaulois dans les plaines sanglantes de
Montrouge.
Jadis cette pauvre rivière, aujourd'hui si sordide et si infecte, était un
riant et frais ruisseau, aux ondelettes claires. C'est sous ses saulaies que
Ponocratès, précepteur de Rabelais, conduisait son élève pour lui faire
expliquer les églogues de Virgile et les idylles de Théocrite et lui donnait de
si merveilleux enseignements.
C'est là que les miniaturistes du moyen âge représentaient la scène de
Bethléem, les anges apparaissant sur les hauteurs de Bicêtre dans un nimbe
éblouissant et annonçant aux pasteurs du rivage que « Christ était né ».
C'est toujours au milieu des prés fleuris et des verts bocages qu'arrosait la
jolie riviérette, le long de ses bords où de petits moulins tictacquaient
joyeusement, que Benserade, le poète pastoral égaré à-Gentilly, faisait danser
ses coquettes bergères au son des pipeaux et des cornemuses enrubannées.
Pendant tout le moyen âge, de coquettes maisons de plaisance, des castels,
des séjours s'essaimaient sous la feuillée fleurie qui ombrageait ses rives et
se miraient dans le vert tremblant de ses eaux.
L'archevêque de Paris avait sa maison de campagne à Gentilly. Plusieurs
reines et de « haultes dames de la cour » allaient dans ce coin charmant abriter
leur veuvage ou pleurer leurs amours défuntes.
La Reine Blanche de Navarre, dans — cette jolie maison dont on voit encore au
fond d'une cour sordide, entourée d'un jardin où « étaient cerisiers, lavandes,
romarins, haies percées pour les lapins et chènevis pour les oysaulx » — allait
y pleurer la mort de son cher époux Philippe de Valois.
Ce fut dans cet hôtel que Charles VI se rendit, costumé en sauvage, à un bal
que donnait la reine douairière. Le duc d'Orléans approcha un flambeau du roi
feu prit à l'habit de plumes ; on sauva le roi, mais il devint fou.
L'hôtel du marquis de Moreschini, aux vantaux constellés de clous énormes,
est contigu.
Plus bas, Scipion Sardini — riche partisan de Lucques, venu en France comme
tant d'autres maltôtiers italiens, dans les bagages de Catherine de Médicis,
dont il fut le favori ainsi que de Henri III — fit construire au bord de la
jolie rivière un merveilleux palais de plaisance, enfoui, inconnu. Il en reste
encore des arcades curieuses et de superbes médaillons sculptés en terre cuite
d'une grande allure et d'une délicatesse extrême. C'est aujourd'hui la
Boulangerie générale des hôpitaux.
Au dix-septième siècle, les lacs qu'elle formait étaient le rendez-vous des
patineurs et des élégantes de ces lacs il ne reste qu'une mare, dont l'eau
verte, piquée de lentilles d'eau et granulée d'hydrophiles et d'araignées,
scintille parmi les roseaux.
Mais, dès la fin du siècle, des teinturiers s'établissent sur ses bords. «
Gosbelin y tainct l'escarlate ». La rivière s'embourbe, se salit :
Claude le Petit, dans son Parts ridicule et burlesque, se demande :
Est-ce de la boue ou de l'eau,
Est-ce de la suie ou de l'encre?
Quoi ! C'est
le seigneur Gobelin,
Qu'il est sale et qu'il est vilain !
Je crois que le Diable
à peau noirs
Par régal et par volupté,
Ayant trop chaud en Purgatoire,
Se vient
icy baigner l'été.
La vallée était devenue lugubre et triste, c'était la vallée de la misère,
c'était un séjour hanté du diable. Et que de souvenirs sinistres le sombre
château de Bicêtre où
Les sorciers, de suif graissés,
Y traînent les voiries
De pendus et de
trépassés.
La Maison Blanche était une guinguette repaire des chauffeurs ; au Champ de
l'Alouette, Ulbach tua la bergère d'Ivry; au clos Payen, Fieschi gérait le
moulin fortifié de Croulebarbe.
Demain, ce « beau ruisselet » qui courait en rossignolant », dit Benserade,
qu'Alfred Delvau appelait sa Voulzie, qu'enfant il se plaisait à écouter, assis,
les jambes pendantes, bruire sur son lit de pavés, sera emmurée et envoûtée
comme une sorcière du moyen âge, et sur cette vallée désolée et étrange, dont
Balzac a fait une si morne et si sombre description dans sa Femme de trente ans,
s'élèvera un nouveau quartier aux bâtisses hautes et flambantes,
A. Callet.
