Le drame de la rue Corvisart
Le Petit Parisien — 20 juillet 1905
Une mère qui se tue avec son enfant. — Le martyre d'une femme. — Par la
fenêtre.
Un drame particulièrement navrant s'est déroulé hier, rue Corvisart, 4, dans
le quartier Croulebarbe.
Une dame Elisa Lassoutaine, âgée de quarante ans, a tenté de s'asphyxier avec
sa fille Suzanne, une enfant de cinq ans et de l'enfant succomba bientôt et la
mère, voulant en finir quand même, se précipita dans la cour, par la fenêtre du
palier.
La malheureuse femme est morte, quelques instants après, à l'hôpital Broca où
elle avait été transportée.
Une Idylle qui finit mal
Domestique au service de commerçants du treizième arrondissement, Mme Elisa
Lassoutaine avait fait, il y a une dizaine d'années, la connaissance d'un
ouvrier, qui lui fit bientôt une cour assidue.
L'idylle fut charmante, mais le jeune homme ayant déclaré que sa famille
formulait des objections, le mariage dont il était alors question fut ajourné
sine die.
Quelques années plus tard, la naissance de la petite Suzanne aurait modifié
la situation si, par malheur, le père de l'enfant, atteint de tuberculose,
n'avait dû entrer à l'hôpital, où il succombait. C'est devant ce lit de mort
seulement que Mme Lassoutaine apprit quelle était la cause véritable de
l'opposition à l'union promise le père de la petite Suzanne l'avait indignement
trompée jusqu'alors il était déjà marié.
La déception de la pauvre femme fut vive. Et pourtant son martyre ne faisait
que commencer. L'enfant avait hérité des tares paternelles, et sa santé était
fort compromise si des soins coûteux ne lui étaient prodigués.
La petite Suzanne fut admise à l'hôpital des Enfants-Malades et envoyée à
Berck-sur-Mer. Elle en revint pour subir un nouveau traitement et de nouvelles
opérations chirurgicales dans les différents hôpitaux parisiens, où elle passa
successivement- La pauvre fillette, pour comble de malchance, resta sourde et
muette à la suite d'une de ces opérations, mais, en raison de son état
incurable, l'enfant fut rendue à sa mère, à la fin du mois de juin dernier.
Mme Lassoutaine dut abandonner sa place pour se consacrer à la petite Suzanne
qui devenait une charge trop lourde et dont le placement dans un asile spécial
s'imposait, en raison de ses infirmités.
La pauvre mère, qui habitait, depuis plusieurs années, rue Corvisart, 4, une
modeste chambre au sixième étage, tenta courageusement de tenir tête à la misère
qui, peu à peu, s'implantait dans le pauvre logis.
La Misère est mauvaise Conseillère
Dans les premiers jours de juillet, deux termes étaient dus au propriétaire
qui, connaissant la situation, ne se montrait pas trop exigeant. Mme Lassoutaine
ayant alors reçu quelque argent, voulut acquitter sa dette.
La mère était à cette époque déjà trop découragée pour tenter de réagir. La
vie lui devenait impossible et elle voulait soustraire son enfant à la maladie,
à la misère, aux privations qui la guettaient.
Avant-hier soir, elle fit les préparatifs funèbres. L'enfant couchée, la mère
alluma deux réchauds au milieu de la petite chambre et vint s'étendre sur le lit
en attendant la mort.
La nuit s'écoula sans que personne, parmi les voisins, ne soupçonnât le drame
qui se déroulait. Au petit jour, Mme Lassoutaine, revenant à elle, aperçut le
cadavre déjà froid de son enfant. Ne voulant point survivre à sa petite Suzanne
qu'elle adorait, la mère après avoir donné un dernier baiser à la fil- lette,
sortit de son logement, ouvrit toute grande la fenêtre du palier, se hissa
péniblement sur le rebord et se laissa choir dans le vide.
Le corps vint s'abattre sur le pavé de la cour. Des voisins, aidés par des
gardiens de la paix, transportèrent à l'hôpital Broca la malheureuse femme qui,
affreusement mutilée, râlait déjà et succombait bientôt sans avoir pu prononcer
une seule parole. On ignorait alors le drame qui s'était déroulé dans le
logement, et c'est plus tard, lorsque M. Pélatan, commissaire de police chargé
de l'intérim du quartier, vint procéder une enquête que l'on en connut tous
détails.
Le corps de la petite Suzanne, veillé par les locataires de la maison, est
resté sur le lit où il avait été trouvé.
Rien n'est encore fixé pour les obsèques, car on ne sait si Mme Lassoutaine
n'avait pas encore de la famille, la malheureuse n'ayant laissé sous enveloppe
que deux photographies, celle de sa fillette et la sienne, sans aucune
explication.