UN DRAME MYSTÉRIEUX
Un journaliste yougoslave assassiné à la Butte-aux-Cailles
Paris-Soir — 4 mars 1930
Accrochée au boulevard Blanqui, la rue des Cinq-Diamants escalade la Butte-aux-Cailles.
Rue morne et sans fantaisie, elle aligne, le long de maigres trottoirs, une
vulgarité perspective de maisons lisses, crises, mornes, trouée, çà et là, par
les contrevents vert pomme d'un bar ou par la façade blanchie à la chaux d'un
meublé pauvre.

C'est dans l'un de ces hôtels, celui qui étale, au numéro 21, l'enseigne
du « Papillon d'Or », que le 1er février dernier, un Yougoslave, Joseph
Werner, étudiant, à l'école de journalisme de son pays, élisait domicile. Sa
venue ne manqua point de surprendre la patronne, habituée à héberger en majeure
partie des couples ouvriers. Jean Werner, un garçon de 25 ans, au visage intelligent,
barre d'une petite moustache noire, et porteur de grosses lunettes d'écaille,
avait l'air d'un gentleman. Cependant, comme il demandait une pente chambre
pas chère, la patronne crut comprends qu'il s’agissait d’un garçon momentanément
gêné et lui donna, dans le bâtiment de derrière, une petite pièce sommairement
meublée que le Yougoslave jugea très suffisante. Il acquitta le loyer d'une
semaine et commença de mener une existence régulière. Il sortait tard de chez
lui et rentrait de bonne heure. Il n'adressait jamais la parole à personne.
Il ne recevait ni visite, ni lettre. Bientôt on se désintéressa de ce singulier
locataire.
Tout ce qu'on savait, c'est qu'il avait, logé auparavant dans un hôtel situé
au 50 de la rue du Commerce, à Grenelle.
*
*
*
Ce matin, à 6 h. 10, six détonations retentirent dans la chambre de l'inconnu.
Les voisins se précipitèrent et trouvant la porte ouverte, pénétrèrent dans
la pièce. Jean Werner gisait sur le parquet raide mort. Il était tout habillé.
Quant à son ou à ses agresseurs, ils avaient disparu.
Alertée, la patronne déclara qu'on avait ouvert la porte à 5h.30, comme de
coutume, la maison comptant de nombreux locataires ouvriers qui gagnent tôt
leur travail. Sans doute, l'inconnu avait pénétré sans bruit, s'était dirigé
directement vers la chambre du Yougoslave. Un voisin se souvint avoir entendu
frapper. Tout de suite Werner ouvrait, l'autre tirait et, son crime accompli,
prenait la fuite.
On juge de l'émotion qui s'empara du quartier. Un agent, alerté, prévint
le commissariat de la Maison-Blanche, qui dépêcha sur les lieux l'inspecteur
chef Ballerat, lequel s'empressa de procéder aux premières constatations.
Tout d'abord il fut établi que l'infortuné Werner avait été touché de balles
de différents calibres, les unes de 9 m/m, les autres de 6 m/m 35. La mort avait
été foudroyante. L'assassin avait tiré avec sauvagerie, même lorsque sa victime
était déjà tombée. On retrouva en effet une balle qui, ayant traversé le plafond,
s'était perdue dans la chambre du dessous.
Différents papiers furent découverts dans la chambre, la plupart au nom de
Joseph Werner, mais aussi une carte d'identité établie à Zagreb, au titre d'un
certain Smaïl Alikoffie.
Aucun tiroir, aucun meuble n'avait été fouillé et, et dans la poche du veston
du cadavre, on retrouva une petite somme d'argent qui devait représenter tout
son avoir. Il ne s'agit donc point d'un vol à main armée, mais plutôt d'une
vengeance et peut-être d'un crime politique. Il est probable que l'enquête policière
nous éclairera.

La tâche des inspecteurs n'en demeure pas moins singulièrement difficile.
Un seul point pourrait les éclairer.
À 6 heures du matin Werner était habillé de pied en cap et prêt à sortir.
Il pouvait donc attendre une visite.
D'autre part, le fait d'avoir élu domicile dans cet hôtel perdu et nullement
en rapport avec sa situation prouverait que le malheureux avait certaines raisons
de se cacher.
Enfin, nous nous sommes rendu rue du Commerce, au numéro 50, où le Yougoslave
avait assuré avoir habité. Or, dans cette rue le numéro 50 n'existe pas et dans
les maisons voisines, nul ne connaît le nom même de Werner.
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