Lu dans la presse...
La villa des chiffonniers
Il faudrait battre longtemps Paris pour y trouver quelqu'un de comparable
à M. Enfert, qui vient de faire bénir, à la Maison-Blanche, une nouvelle œuvre
la Villa des chiffonniers.
M. Enfert est cet employé supérieur d'une importante administration, qui,
prenant plaisir à se promener le dimanche sur les fortifications, fut pris de
pitié à la vue des innombrables gamins assiégeant les Wallaces.
Il se dit que l'eau pure n'était pas très substantielle; il acheta une fontaine
de marchand de coco et, l'accrochant sur ses plus vieux habits, leur distribua
gratuitement la boisson jaune.
Une fois sur le chemin de la charité, on ne s'arrête jamais. L'hiver, il
mit une marmite sur une brouette et porta aux petits du bouillon.
Les étudiants du Cercle catholique apprirent cela, s'émerveillèrent, organisèrent
des représentations, réunirent des dames patronnesses. Avec les fonds qu'ils
lui confièrent, il créa la Mie de Pain, puis le patronage Saint-Joseph, Cela
ne pouvait lui suffire.
Il y a, au fond du treizième arrondissement, un quartier où on n'a jamais
vu un fiacre le quartier des Malmaisons, habité par des chiffonniers, des vanniers
et des marchands de mouron. Il n'a même pas d'église. Le temple le plus proche
est à 1,500 mètres de là. Les parents ne pouvant y conduire leurs enfants toute
une armée les laissent le dimanche vaguer dans les terrains déserts. Cela a
empêché de dormir le bon M. Enfert.
Il a acheté, Dieu sait comment, rue Gandon, 25, un terrain où il a mis une
roulotte, la voiture célèbre dans le quartier-par laquelle il a jadis remplacé
sa brouette et qui a servi de berceau au patronage Saint-Joseph. En cette roulotte
entraient par fournées les enfants de 6 à 13 ans il leur faisait de petites
conférences pendant que les autres jouaient dans le terrain. Mais la roulotte
n'a pas tardé à être trop petite.
M. Enfert, devenu ambitieux, a fait construire un hangar fermé où on pourra
s'abriter les jours de pluie.
Ce hangar est un premier succès. Voulant le voir se développer, le Vincent-de-Paul
moderne a invité hier l'abbé Miramont, curé de Sainte-Anne, à tenir le terrain
où s'élève ce premier pavillon de la Villa des chiffonniers.
La cérémonie a été particulièrement touchante. Tous les pauvres de là-bas,
avec leur innombrable marmaille s'étaient donné rendez-vous autour du hangar.
M. Miramont, n'ayant pas apporté de goupillon, ne pouvait faire trois quarts
de lieue pour aller en chercher un. Il prit une branche d'arbre, la trempa dans
l'eau bénite et fit d'abord tout le tour du vaste terrain, disant à haute voix
Mes enfants, cette terre est à vous, je la bénis au nom de Dieu. Venez y jouer
et soyez sages Plus vous le serez, plus tôt le, ciel permettra que la planche
devienne brique, que le hangar devienne villa. En attendant, ce terrain vous
offrira une belle cour de récréation. Dieu veut que les enfants s'amusent, surtout
quand ils ont bien travaillé et qu'ils sont contents d'eux.
Alors, quand tout le terrain et le hangar furent bénits, il se passa une
chose assez étrange.
On s'élança vers l'abbé Miramont. On lui demanda la branche qui lui avait
servi de goupillon et qu'il dut partager entre tous les assistants.
Le soir même, quatre-vingts enfants de six à treize ans étaient inscrits
au patronage. Ce sont les premiers qui profiteront des appareils de gymnastique
que ce bon M. Enfert se promet d'acheter avec ses premières économies.
Heureusement pour lui, il n'y a pas que des enfants qui se soient fait inscrire.
Immédiatement, de nombreux étudiants, suivant l'exemple de M. Raoul de Guntz,
le collaborateur ordinaire de M. Enfert, ont promis leur concours. C'est eux
qui seront, en leurs heures de repos, les professeurs, les conseillers de ces
enfants, en même temps qu'ils essayeront d'alimenter, d'agrandir, de faire prospérer
ce gentil patronage.
En vérité, les riches personnes qui s'ennuient et qui ont de l'argent de
trop feraient bien d'aller, un de ces dimanches, à la Villa des Chiffonniers,
25, rue Gandon.
Elles ne s'y ennuieront pas. M. Enfert est un homme étonnant. Gageons que,
déjà, ses nouveaux enfants sont en train de répéter un drame historique qu'ils
joueront en des costumes splendides faits par leurs parents des chiffonniers
experts, d'un goût indiscutable.
Charles Chincholle.
Le Figaro — 23 novembre 1897