Le crime de la Butte-aux-cailles
Les deux assassins ont été vus à l'angle de la rue Croulebarbe et de la
rue Corvisart
Bien que l'identité de la victime reste encore inconnue, on croit à un meurtre
politique
Paris-Soir — 5 mars 1930
La petite cité aux rues tortueuses qui, village dans la ville, se tasse entre
la place Paul-Verlaine et le boulevard Auguste-Blanqui, bourdonne ce matin d'un
naturel émoi. À chaque angle de venelle ont poussé de petits groupes qui s'entretiennent
de « l'affaire » et les ménagères qui se pressent au marché Corvisart ne parlent
que de cela en soupesant des choux- fleurs. Venant après tant de crimes mystérieux,
l'assassinat de la rue des Cinq-Diamants mérite une telle rumeur : une
victime, dont on ignore non seulement la vie, mais l'identité, des meurtriers
présumés « politiques », sept coups de revolver, un acharnement rare
à tuer, voilà plus qu'il n'en faut pour que tout un quartier s'agite — et surtout
celui-ci où, de tout temps, les commères s'en donnèrent à langue que veux-tu.
Cependant, si l'on parle beaucoup, rares sont ceux qui virent. Il y a d'abord
la bonne du « Papillon d'Or », Mlle Simone Guimbert ; puis la marchande
de journaux installée dans un renfoncement du passage des Artistes ; enfin,
le vendeur de journaux qui se tient, dès 5 h. 30, à la porte de la station du
métro Corvisart.
Dans l'escalier du passage des Artistes
Mlle
Guimbert, on le sait, reçut, samedi et dimanche, un jeune étranger, — grand,
mince, vêtu d'une gabardine claire — qui lui demanda le numéro de la chambre
où logeait Robert Werner.(*) Quelques secondes après le
crime, elle croira dans le couloir de l'hôtel un homme qui la bouscula dans
sa course :
— C'est le même que celui de dimanche, a-t-elle déclaré aussitôt.
Les deux autres témoignages sont plus intéressants, car ils précisent à la
fois le nombre, le signalement et l'itinéraire des meurtriers.
À quelques pas de l'hôtel du « Papillon d'Or » s'ouvre une ruelle fort pittoresque,
bordée de maisons basses et dont les pavés inégaux retiennent, même par temps
sec et par un miracle qu'on ne voit qu'à la Butte-au Cailles, des flaques stagnantes
de boue. Celte ruelle, la rue Jonas, est longue seulement de quelques mètres,
aboutit à la plus extraordinaire venelle, baptisée pompeusement passage des
Artistes. Ce passage n'est, en réalité, qu'un escalier de pierre, zigzaguant,
gluant, glissant, qui, s'ouvrant sous porte, se glisse entre les maisonnettes
de planches, de papier goudronné, de plaques de boîtes à conserves, dans un
décor de misère qu'égaient quelques arbres semés au hasard par le vent. Sur
le boulevard Auguste-Blanqui, le passage débouche dans une sorte de cour mal
pavée et c'est dans un coin de cette cour que, derrière une table de planches,
Mme B… exerce un commerce de journaux.
L'éventaire de Mme B… est assiégé de curieux et la brave commerçant - une
petite femme, boulotte, rose et rieuse — en était ce matin, à 9 heures, au moins
à son douzième récit :
— J'ai vu, dit-elle, deux hommes, dont l'un était plus grand que l'autre,
descendre en courant le passage. Le premier portait un béret basque, le second
un chapeau de feutre. Voilà tout.
— On a dit qu'un de ces deux hommes avait laissé tomber et ramassé aussitôt
un revolver et un mouchoir.
— C'est exact. Mais c'est un de mes clients qui assista à cette scène rapide.
Ce malheureux client — qui tient à conserver le plus strict incognito — est
payé pour s'en souvenir. Il montait, en effet, paisiblement l'escalier des Artistes
quand deux hommes, survenant en trombe, le heurtèrent et le firent tomber. C'est
en se relevant qu'il vit l'homme qui l'avait bousculé perdre et ramasser son
arme.
Deux bêtes traquées
Le marchand de journaux du métro Corvisart a fait une déposition plus précise
encore et il l'a faite avec un luxe de détails et dans un style imagé qui
en soulignent encore l'importance :
— Voilà, dit ce brave homme. Il était environ 6 h. 15 quand je vis deux hommes
déboucher à toute allure du passage des Artistes. J'ai reconnu immédiatement
qu'il s'agissait de deux types dont la conscience n'était pas propre, car, à
six heures du matin, on ne court, pas comme cela si l'on ne se croit pas poursuivi.
On aurait dit deux bêtes traquées.
» Le premier, grand, mince, était vêtu de noir. Il ne portait pas de chapeau
et j'ai pu voir qu'il avait les cheveux noirs comme du jais. Il courait comme
un champion de course à pied, a longues foulées, la tête rejetée en arrière
et les mains ouvertes à hauteur des épaules. On ne voit courir de cette façon
que dans les stades; pour moi, ce devait être un sportif.
» Le second, plus petit, s'essoufflait visiblement pour le suivre. Celui-ci
portait un chapeau de feutre, une gabardine beige, une paire de lunettes à monture
de métal ; il avait les cheveux blonds… C'est, parait-il, celui-là qui
a tiré.

» Tous deux s'engouffrèrent à six pas de moi, sous la voûte qui supporte
la ligne du métro et, traversant le boulevard Auguste-Blanqui, se jetèrent dans
la rue Corvisart.
» Je fus tellement intrigué par ces deux coureurs que je me dérangeai et,
jetant mes journaux malgré de nombreux clients qui se trouvaient là, allai les
regarder à l'angle de la voûte. Malheureusement au bout de la rue Corvisart
commence la rue Croulebarbe et, comme elle fait un coude brusque, je ne sais
pas dans quelle direction les deux assassins se sont sauvés. »
On perd la piste
Ont-ils, descendant la rue Croulebarbe, filé jusqu'à l'avenue des Gobelins
pour prendre le métro à la station nouvelle ? Ont-ils pris le petit passage
des Reculetes pour remonter vers la place d'Italie, avec l'intention de brouiller
leurs traces ? À l'angle de la rue Corvisart et de la rue Croulebarbe la piste
se perd. Nul commerçant de ces deux rues ne se souvient d'avoir vu passer les
deux singuliers coureurs.

Au métro « Gobelins » on ne se rappelle pas plus leur passage.
— D'ailleurs, nous dit l'employé, occupe au pointage des tickets, ce n'est
pas moi qui étais à ce poste hier.
L'ouverture de la nouvelle ligne a bouleversé le service et nous sommes obligés
de nous remplacer continuellement. D'ailleurs, à six heures du matin, la clientèle
est nombreuse, beaucoup d'ouvriers habitant le quartier et se rendant, a ce
moment-là, à leur travail ; il est donc possible que nous n'ayons pas
remarqué ces deux voyageurs plus que n'importe quels autres.
L'étudiant-cordonnier n'est pas encore identifié
Quoiqu'il en soit, la brigade spéciale ne désespère pas de retrouver les
deux meurtriers. Toute la matinée a été occupée par les enquêteurs à essayer
de préciser l'identité de la victime. C'est en vain qu'on a fouillé dans les
fiches. Joseph Werner n'avait point de carte d'étranger et il est inconnu
de la légation tchécoslovaque. On conclut qu'il avait intérêt à cacher son identité,
et on suppose dès maintenant que le meurtre eut des raisons politiques. C'est
donc, dans les milieux tchécoslovaques que, pour le moment du moins, s'aiguillent
les recherches.
Malgré les enquêtes faites aux deux hôtels où le soi-disant Joseph Werner
avait habité avant de loger rue des Cinq-Diamants, aucun renseignement n'a pu
être recueilli encore sur la mystérieuse existence de cet étudiant singulier
qui, tandis qu'il suivait des cours de journalisme, confectionnait dans sa chambre,
pour vivre, des sandalettes d'enfants en cuir tressé.
(*) Le prénom varie au fil du texte (NdE)
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