Paris !... Mon Paris !...
La Glacière et les Gobelins (suite et fin)
par Claude BLANCHARD
Le Petit Parisien — 19 novembre 1931
À peine a-t-on perdu de vue le millepatte gigantesque sur le dos duquel rampent
sans cesse les chenilles du métro, qu'on rejoint l'ancienne vallée de la Bièvre.
Pris entre deux des larges tentacules que la place d'Italie projette en tous
sens dans le XIIIè arrondissement, un quartier tout différent de ses voisins,
fermé, oublié tout près de l'élan rectiligne des avenues, fait monter aux narines
l'odeur des tanneries, le relent des peaux de Suède, tandis que la promenade
épouse les sinuosités des rues tranquilles, dans une atmosphère de noblesse
détrônée. La rue Croulebarbe porte le nom d'un ancien moulin à eau. Les berges
de la rivière, que fréquentaient beaucoup les endimanchés du XVIIè siècle, y
étaient encore visibles en 1912. Les tomates, les artichauts, les fleurs et
les vignes poussaient sous le pavot des peaux qui séchaient contre le ciel.
Hélas elle n'a plus rien de tout cela. Seuls les séchoirs ajourés comme les
abat-son d'un clocher roman, les bâtiments de bois où ronfle le travail des
tanneries, les artisans qu'on aperçoit dans les rez-de-chaussée envahis de débris
de peaux pointus et frisés attestent la réalité de ces souvenirs. Partant de
cette rue, le rameau sinueux de la ruelle des Gobelins va s'accrocher à la façade
postérieure de la manufacture. Brûlée par l'incendie des siècles, encroûtée
de scories, rapiécée de mille emplâtres, grillée sur l'eau dormante et noire
de ses hautes fenêtres aux reflets bleus, décrivant sur la rue la courbe de
sa chapelle incrustée de vitraux, cette bâtisse, où l'on aime à se représenter
la perruque tire-bouchonnante et le sourire du peintre Mignard, qui en fut le
directeur sous Louis XIV, dresse son imposante silhouette parmi cette paix laborieuse.
Elle est imprégnée, dirait-on, de l'odeur du tan rouge qui monte des soupiraux,
descend des resserres à cuir et que le vent mélange, sui ses toits couleur d'armure,
à. des fumées grasses, à des bouffées de potasse. Son antique et immuable labeur
lui donne la dignité des anciens artisans. Malheureusement, sur l'avenue des
Gobelins, les temps modernes l'ont gratifiée d'une façade emphatique, sans intérêt
Au-delà de ces immenses jardins, que se partage le personnel de la teinture
et de la tapisserie, au fond d'un terrain vague où sont installés des cardeurs
de matelas, deux maisons bâillent en montrant l'étroit gosier d'une ruelle.
Dans l'encoignure, on lit un nom usé passage Moret.
Cette venelle s'étire entre les ateliers des tanneurs. Par des portes basses
d'étable, on discerne, dans l'ombre, des tambours de bois qui tournent en malaxant
les cuirs; des hommes étirent, sur la terre battue dans une puanteur de charnier
des toques animales détrempées qu'ils jettent en paquets ruisselants sur des
voitures.
— C'est pour faire des tambours, me dit un ouvrier.
— Tiens ? Des tambours Je n'y aurais pas songé.
Et comme je cherche toujours un morceau égaré de l'introuvable Bièvre, je
lui demande :
— Alors, la rivière passe sous l'usine ?
— Non, dit-il, on travaille maintenant à l'eau de Seine.
Je voulais voir la rue du Champ-de-l'Alouette. Ce nom-là me tentait. La rue
des Cordelières y conduit. Cette dernière fut ouverte sur les domaines d'un
de ces anciens couvents dont les tribulations innombrables suivirent les aléas
de l'Histoire, qui furent vendus, rachetés, morcelés et formèrent l'origine
territoriale du développement de Paris. Il existe encore quelques exemples de
ces communautés religieuses ayant conservé jusqu'à présent des territoires dont
l'étendue surprend en plein Paris.
Des plus hauts étages de la rue Vaneau, par exemple, on aperçoit, enclavé
dans la rue de Babylone, un immense potager rempli de salades et de carottes
que cultivent les religieuses des Missions, à deux pas du Bon Marché.
Quelle ne fut pas ma déception ! La rue du Champ-de-l'Alouette n'a rien
qui puisse être pris pour un champ et les moineaux qui sautillent sur les toits
ne sont pas parvenus à me faire croire, nonobstant leur agitation perpétuelle,
qu'ils pouvaient être des alouettes. Ils sont bien trop gras pour cela. Mensonge
des noms qui résistent au temps. La rue du Champ-de-l'Alouette n'est qu'une
rue banale dans la foule des rues. Elle fait honnêtement son métier en donnant
à boire, à manger et à dormir à quelques centaines de gens qui ne lui demandent
pas autre chose.
Les vieux Gobelins gardent encore le souvenir d'une fantastique histoire.
La voici :
Le XIVè siècle s'achevait. Une dame, dame d'honneur de la reine Isabeau de
Bavière, épouse de Charles VI le fol, veuve d'un prince allemand, allait se
remarier. À cette époque, un pareil événement était prétexte à des beuveries
et à des mascarades insensées. Le roi, qui avait décidé, avec quelques courtisans,
de figurer en troupe d'hommes sauvages, se fit mettre nu, passer tout le corps
à la résine et collet sur cet enduit des débris d'étoupe. Ainsi affublés, les
compères pénétrèrent dans la salle du bal traînant des chaines, poussant des
cris inarticulés, lutinant les dames de la cour. La fête, éclairée par des torches,
battait son plein et tout le monde se récriait sur la réussite d'une entrée
aussi originale, quand une flamme s'éleva au milieu de la terreur générale.
L'étoupe et la poix d'un des costumés venaient de prendre feu. Bientôt, les
cinq courtisans ne furent plus qu'une flamme vivante et s'enfuirent avec des
hurlements de douleur. Deux d'entre eux se jetèrent dans la Bièvre et périrent
noyés; trois autres moururent atrocement brûlés. Seul Charles VI, enveloppé
à temps d'un manteau, avait échappé à la catastrophe. Cette tragédie, connue
depuis sous le nom du Bal des Ardents, se passa au château de la Reine-Blanche.
Venez…
*
*
*
Dans la rue des Gobelins, au 17, s'ouvre une porte d'usine, brique neuve,
et grille peinte en gris. Sur le seuil, un employé en blouse d'alpaga enregistre
la sortie d'une voiture chargée de peaux qui s'entrechoquent avec des bruits
secs. Si vous passiez par ici, quand la porte est close, vous seriez à cent
lieues de vous douter de ce que vous allez voir. Au fond de la cour, entre des
magasins où la plume des comptables descend sur les grands livres, il est là.
Sa tour hexagonale, son donjon, ses toits en visière et ses fenêtres inégales
qui creusent des trous noirs dans les murs, derrière lesquels une cheminée d'usine
fume. D'aucuns trouveront sacrilège l'invasion de cette splendeur par le terre-à-terre
d'une industrie. Le Marais, le Sentier sont fertiles en ce genre de contrastes.
Pour mon compte, je trouve, au contraire, dans cette collaboration intime
du passé et du présent, une image qui prouve que le Paris de 1931 ne s'élève
pas sur un cimetière et qu'il renaît toujours de l'enchaînement des âges.
Claude BLANCHARD
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