Lu dans la presse...
M. Félix Faure dans le XIIIe
Le Figaro — 16 juillet 1895
On ne peut pas dire que M. Navarre, le terrible révolutionnaire qui
représente le quartier de la Gare, ait hier, sur le pont de Tolbiac,
ait comme Clovis embrassé le christianisme. Mais j'affirme que ce nom de
l'ancienne ville germaine recouvrira désormais une nouvelle conversion. Il a
rallié M. Navarre au Président de la République.
On allait -inaugurer le pont de Tolbiac. Qu'est-ce que le pont de Tolbiac
? Le Président du conseil municipal le dira tout à l'heure.
Le pont de Tolbiac est dans le treizième arrondissement, c'est-à-dire
dans une région de Paris où jamais, en aucun temps, chef d'État n'a
mis le pied.
M. Félix Faure avait été invité. Le pont de Tolbiac est dans le treizième
arrondissement, c'est-à-dire dans une région de Paris où jamais, en
aucun temps, chef d'État n'a mis le pied. Récemment encore une des deux
circonscriptions protestait contre l'Élysée en envoyant à la Chambre M.
Gérault-Richard. M. Faure est venu, il a été vu, il a vaincu. Selon l'avis
tous mes confrères la journée d'hier, très remplie, doit compter parmi les
plus belles de sa présidence.
C'est au milieu des acclamations les plus inattendues qu'il est rue de
Tolbiac ; elles l'ont salué jusqu'à la fin de sa promenade dans
l'arrondissement.
Une immense estrade avait été dressée au milieu du pont construit
au-dessus des voies du chemin de fer d'Orléans à dix mètres de la Seine.
Autour de la :tribune, les deux préfets, le président du conseil
municipal, le président-du Conseil général, MM. Navarre, Sauton, Léon
Martin, etc.
À l'arrivée de M. Faure; qu'accompagnaient MM. Leygues, Gadaud et
Dupuy-Dutemps, de petites filles lui offrent les fleurs traditionnelles, il
les embrasse. Cela enthousiasme les parents et leurs amis : « Bravo,
monsieur le Président !» crie quelqu'un. M. Rousselle dit :
« Monsieur le Président de la République,
C'est un grand honneur pour la ville de Paris de voir avec quelle
sollicitude vous vous intéressez à ses travaux Vous ne manquez aucune occasion de vous
méler à la vie de la grande cité et de ses faubourgs les plus éloignés. Je
vous en félicite et je vous en remercie.
Vous inaugurez aujourd'hui le pont qui a été rêvé par Alphand et dont
l'exécution réalise une de ses plus grandes conceptions. En ce point de
Paris, les deux rives étaient absolument isolées.
Par une voie circulaire qui traverse sept arrondissements, les
Buttes-Chaumont se trouveront reliées quand le pont Mirabeau sera terminé,
au Bois de Boulogne. Présentement, le quatorzième et le quinzième sont en
communication. Permettez-moi de vous présenter ceux qui ont collaboré à
cette grande œuvre; MM. Humblot, Boreux et Georges Salle. »
Ce dernier n'a de commun que le nom avec le gendre de M. Eiffel, est
l'auteur du projet.
M. Faure le félicite tout particulièrement.
— Je sais, dit-il que ce pont de fer, conçu suivant des formes toutes
nouvelles à Paris, est fort apprécié des hommes de l'art. II fait le plus
grand honneur à l'ingénieur dont il est l'œuvre. Je suis heureux d'être à
même de vous le répéter.
Alors très étonné nous voyons M. Navarre qui s'incline devant le
Président. Il dit :
— En ma qualité de représentant du quartier de la Gare, j'ai le devoir de
vous remercier, monsieur Président de la République de la grande sympathie
que vous témoignez à ses habitants. Ils n'oublieront pas que vous êtes le
premier chef de l'État qui les ait honorés d'une visite. Aussi les invité-je
à crier avec moi : « Vive République ! Vive le Président de la République !
»
Ah ! je ne redoute aucun démenti. M. Navarre, qui, de tout temps a été
hostile à la présidence de la République, a crié : « Vive le Président ! »
On lui en fait l'observation:
— Je reste hostile à la présidence de la République, dit-il, mais
puisqu'il faut un président,. j'admets ce président-là.
Ainsi, sous les murs, à Tolbiac parle peut-être Clovis.
Après avoir visitée pont d'un bout à l'autre, le Président demande à voir
la rue de Tolbiac. 0n s'attend à ce qu'il y aille en voiture., Pas du tout.
II part à pied, sans escorte, au milieu de foule qui s'approche de lui,
l'entoure. Il répand les poignées de main à droite, à gauche et fait, ainsi
plus de cinq cents mètres au milieu des habitants, ravis de voir à quel
point il a confiance en eux.
Mais il a encore beaucoup de chemin à faire. Il remonte en voiture et
tombe, avenue d'Italie au milieu des forains qui sont en train de taire la
parades.
Tous s'interrompent, envahissent leurs tréteaux et se mettent à crier :
« Vive Félisque Faure ! Vive le Président! »
Le chef de l'État se rend à un établissement modèle créé par M.
Rousselle, conseiller de la Maison-Blanche.
II y a à côte une crèche et un dispensaire récemment construits par M.
Adelgeist, un architecte rare car il n'a pas atteint le budget fixé.
Le Président, mis au courant par M. Rousselle félicite M. Adelgeist
d'avoir édifié pour une minime dépense un établissement si complet, installé
comme le meilleur hôpital. Il décerne les palmes à M. Tiger, secrétaire
général de l'œuvre et fait remettre au trésorier cent francs pour la crèche
et cent francs pour le dispensaire.
II se rend ensuite à la mairie des Gobelins où le maire, M. Thomas, lui
présente en excellents termes « les élus de l'arrondissement » :
— Ce sont, dit-il, tout petits enfants mais afin qu'ils n'aient pas à se
plaindre de leurs maitres, ce sont chez nous les élèves eux-mêmes qui, à la
fin de l'année scolaire désignent par leurs votes les élèves les plus
méritants. Les voici, garçons et filles. Or il se trouve que ceux nommés par
leurs camarades sont précisément qu'eussent récompensés les maitres.
— Ce n’est pas à moi, dit spirituellement M. Faure de me plaindre des
élections.
— Vous seriez le seul, monsieur le Président car vous avez les sympathies
des populations depuis que vous êtes au pouvoir.
Et tout le monde d'applaudir aux paroles de M. Thomas. Est-ce parce qu'il
est, las des douceurs que M. Faure, invité à luncher, demande une citronnade
?
Et son verre vidé, il se remet en route. Il doit encore visiter la crèche
Croulebarbe où il donne 150 francs aux enfants.
Par quel mystère sait-on, dans la foule que, le 17 du mois dernier il
avait épuisé toute la réserve de juin qui, pourtant, ne m'eut pas déplu ?
Le fait est que le Président se retire acclamé. Il est rentré à cinq heures
et demie à l’Élysée, dans sa voiture toute fleurie. Les fleurs passeront,
mais certainement le souvenir de cette promenade triomphale dans le domaine
de M. Gérault-Richard restera.
Charles Chincholle
Charles Henri Hippolyte Chincholle, journaliste et
écrivain français, né à Amiens (Somme),
le 16 juillet 1843, mort à Paris le
26 août 1902, secrétaire d’Alexandre
Dumas de 1865 à 1870, est considéré comme le premier grand reporter
français
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