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La nouvelle du Journal de 1897

 Sauvée par miracle - Auguste Germain

Sauvée par miracle

par Auguste Germain

M. Martinet accompagna le médecin jusqu'au palier de l'appartement.
– Eh bien, docteur ?
– Eh bien, votre femme est atteinte d'une appendicite. Il faut que, dans les quarante-huit heures elle soit opérée… je vous conseille, dés demain matin de la faire transporter à l'hôpital.
– A l'hôpital ? Elle ne voudra jamais.
– Alors adressez-vous à mon éminent confrère, le docteur Pallier. C'est un des chirurgiens qui réussissent le mieux ce genre d'opération… Avec lui, votre femme sera sauvée… Avec d'autres, je ne sais pas.
– Mais à combien s'élèveront les frais ?
– Oh ! chez Pallier, avec l'opération, la chambre mise à la disposition du malade, les médicaments et le reste, il faut compter cinq mille francs !
– Cinq mille francs !
– Oui… Voyez ce que vous avez à faire… Et si vous vous décidez, faites-moi avertir de suite… Je préviendrai immédiatement mon confrère.
M. Martinet était  maintenant dans sa salle à manger, une petite pièce garnie de meubles à bon marché. Il restait là comme assommé par les paroles du docteur.
Mais il entendit une voix qui l'appelait.
Il rentra dans la chambre à coucher.
Sur le lit Mme Martinet était étendue.
Malgré la pâleur des joues, la blancheur des lèvres, la cavité profonde des yeux creusés par la souffrance, elle gardait encore une certaine joliesse de femme délicate et menue.
M. Martinet s'approcha d'elle, en essayent de sourire.
D'une voix à peine distincte entre les lèvres serrées, elle demanda, inquiète :
– Que t'a dit le médecin ?
– Rien… Il trouve que tu vas mieux.
Elle remua la tête :
– Non… Tu mens pour me donner du courage. Il ne peut pas trouver que je vais mieux puisqu'il a parlé d'opération.
– C'est vrai… Il pense que si l'on t'opérait, tu serais plus vite sur pied.
Avec un sursaut d'énergie auquel on ne se serait jamais attendu chez une créature aussi faible, elle se redressa, et fixant son mari, lui serrant fébrilement les mains :
- Soit ! s'écria-t-elle, si une opération est nécessaire, je consentirai à ce qu'on la fasse… Mais pas à l'hôpital… Ce serait ma mort… Jure moi que tu ne me laisseras jamais aller à l'hôpital ?
Il répondit avec force :
– Je te le jure.

 
II
 

A présent, accoudé au petit balcon de sa chambre à coucher, M. Martinet songeait.
Il n'était qu'un pauvre petit comptable gagnant péniblement ses trois cents francs par mois. Où trouver les cinq mille francs nécessaires à l'opération ? Il n'avait ni parents ni amis riches auxquels il pût s'adresser. Il n'offrait pas un crédit suffisant pour pouvoir demander à un prêteur.
Il ne trouverait donc rien.
Alors, puisque sa femme ne voulait pas aller à l'hôpital ; puisque, d'autre part, il lui avait juré de ne pas l'y laisser' transporter, c'était, pour sa chère et affectionnée Henriette, c'était la mort oui, la mort à courte échéance, la mort sans soins, au milieu d'atroces souffrances.
Tout à coup, il vit, dans l'appartement qui faisait face au sein, une lumière s'allumer. A travers le mince rideau blanc accroché à la fenêtre, il aperçut un vieillard qui, après avoir pendant quelques instants, viré dans la pièce, s'assit devant un bureau.
Ce vieillard, M. Martinet le connaissait de vue et de réputation. On l'appelait communément dans le quartier le père Vincent. Il passait pour avoir beaucoup gagné d'argent à la Bourse ; puis l'âge étant venu, il s'était retiré aux Batignolles, où il faisait fructifier ses capitaux en prêtant à la petite semaine. Usurier cupide et féroce qui, après avoir dépouillé les malheureux, n'hésitait pas à les faire jeter à la rue.
Malgré la terrible réputation du père Vincent, M. Martinet pensa : « Si je m'adressais à lui ? »
Mais, aussitôt, il se reprit. Jamais un homme ne lui prêterait un centime, il fallait être fou pour y penser !
A ce moment, il vit l'usurier tirer d'une vielle redingote usée qui ne le quittait jamais des liasses de billets de banque, puis des pièces d'or qu'il se mit à compter lentement. Ceci fait, il alla placer le tout dans un petit meuble situé au fond de la pièce ; puis, il entra dans sa chambre à coucher. Et tout retomba dans l'obscurité.
Alors, ce fut en M. Martinet une fièvre, une obsession, une sorte de démence.
Derrière lui, sa femme mourante. Devant lui, dans l'ombre, une fortune dont une parcelle suffirait à sauver Henriette. Et il pouvait atteindre cette fortune ! Il n'avait qu'a enjamber la grille qui séparait son balcon de celui du père Vincent. La fenêtre, il le voyait, n'était pas fermée. Il entrait dans la pièce ; avec un ciseau à froid, il faisait sauter la serrure du meuble, et…
Mais de quelle action n'allait-il pas se rendre coupable ? Il commettrait, lui si honnête jusqu'ici, un vol ?…
Pour sauver sa femme, il se déshonorait ?
Cependant !… Est-ce qu'un homme comme le père Vincent était utile à la société ? Est-ce qu'un vautour comme celui-là, qui avait causé tant de misères et de deuils, méritait d'être épargné ? Cet or, qu'il avait gagné en pressurant tant de pauvres diables, ne pouvait-on le lui reprendre ?
N'était-ce pas, en quelque sorte, une revanche de la société ?
A ce moment, il entendit derrière lui un râle.
Il se retourna ; il vit Henriette qui, endormie, poussait de tels soupirs douloureux que sa face se contractait, ainsi que celle d'un démoniaque.
Il n'hésita plus. Il ne laisserait pas mourir ainsi sa femme !

*
*    *

… Il était maintenant dans le bureau du père Vincent.
Il venait de faire sauter la serrure du meuble ; il avait pris cinq billets de mille francs ; et il allait se sauver, quand il resta, les pieds cloués au sol, muet d'épouvante.
Devant lui, le vieil usurier se dressait, tenant un revolver à la main ; et disant d'une voix forte :
– Si vous faite un pas, je tire… et je vous tue…
La sueur au front, les yeux hagards, il se jeta aux genoux du vieil usurier :
– Je vous en prie… s'écria M. Martinet. Attendez…attendez… Il faut que je vous explique.
Et, en bégayant, il donna les raisons de son vol.
Sans broncher, tenant toujours son revolver braqué sur M. Martinet, le père Vincent écouta les explications. Quand ce fut fini, il se contenta de répliquer :
- Passer devant moi… Nous allons descendre chez le concierge… Et là, je vous ferai arrêter.
Alors M. Martinet céda à une telle douleur, il eut une crise de larmes si abondante et une explosion de désespoir si vrai que le père Vincent se rendit compte qu'il n'avait pas affaire à un voleur de profession.
– Vous dite que votre femme est à l'agonie ?
– Oui.
Eh bien, soit, je vais la voir… Cela ne m'empêchera pas de vous faire arrêter… Mais je tiens à contester, par moi-même, si vous méritez les circonstances atténuantes.

 
III
 

Au bruit qu'ils firent en entrant dans la chambre à coucher, Henriette se réveilla.
Elle ne reconnut pas tout de suite le père Vincent ; elle poussa un cri de peur.
Que venait faire chez elle, à pareille heure, cet inconnu ? Était-elle plus malade ? Son mari était-il allé chercher un nouveau médecin ? Allait-on, malgré elle, l'emporter pour l'opérer ?
Elle poussa de nouveaux cris de frayeur ; et, en proie à une fièvre qui tenait du délire :
– Non … Non… gémissait-elle… Ne m'emmenez pas… Je veux mourir ici.
En voyant cette femme, à la face blanche, aux yeux hagards, qui se tordait ainsi désespérément sur son lit, le père Vincent se rendit compte que M. Martinet lui avait dit la vérité.
Oui, cette femme était malade, effroyablement malade.
A ce spectacle, lui si froid et si maître de soi, il ne put s'empêcher de frissonner. Il se tourna vers M. Martinet :
– Écoutez… A présent , je suis convaincu que vous ne m'aviez pas menti… Or , votre femme a besoin de vous… D'autre part, vous m'avez rendu mon argent… Eh bien ! Je consens à ne pas vous faire arrêter…
A ce dernier mot, Mme Martinet s'était redressée.
Son mari arrêter ? Et pourquoi ?
– Ce n'est pas la peine que je vous explique, dit le vieil usurier. Mais laisser moi vous dire qu'au lieu de faire ce qu'il a fait, votre mari aurait dû, quand on est dans une situation comme la vôtre, vous envoyer à l'hôpital.
– L'hôpital !… non… non, jamais !
– Vous êtes donc une bien grande dame ?
M. Martinet intervint :
– A la mort de ses parents, ma femme est rester sans fortune… Mais elle a reçu une éducation qui, à tort du reste, lui a fait toujours regarder l'hôpital comme un endroit horrible, où l’on n'entre vivant que pour en sortir mort.
L'usurier ricana :
– Et que faisait donc son père ?
– Il était à la Bourse… Il s'appelait Frédéric Duval.
– Frédéric Duval ! répéta avec stupéfaction le père Vincent…
Après un silence, il demanda :
– N'habitait-il pas un petit hôtel à Passy ?
– Oui, en effet.
Alors, depuis bien longtemps sans doute, le visage du père Vincent laissa transparaître de l'émotion.
Il revint vers le lit :
– Vous êtes la fille de Duval… Le seul ami que j'ai eu !… C'est lui qui m'a prêté les premiers fonds qui ont servi à édifier ma fortune.
Et mettant les billets, qu'il avait repris à M. Martinet, dans les mains de sa femme :
– Tenez… gardez-les… Votre père m'avait prêté cinq mille francs… je les lui jamais rendus… Ce n'est qu'une restitution… Vous ne me devez aucune reconnaissance…
Et il sortit, la tête basse, la démarche chancelante, tandis que M. Martinet pleurant à chaude larmes, embrassa son Henriette qu'il allait maintenant pouvoir sauver… par miracle !

Auguste Germain
1905


N°7 ― Le feuilleton du journal

 Il ferma la porte

Les trois jours, pendant lesquels Guépin, très affairé, fit attendre sa décision parurent à Paul une éternité. Il était trop discret pour se montrer à Florence, et passait comme une ombre dans l'escalier commun pour se rendre au lycée. Il avait le cœur battant d'angoisse, le cerveau rongé par l'incertitude. Il supputait ce que pouvaient produire tous ses efforts de travail. En dehors de ses trois mille huit cents francs d'appointements, il avait la répétition qu'il donnait au fils du préfet, et le cours de littérature du pensionnat de Mlle Magimel, en tout quatre mille neuf. Était-ce assez pour être agréé par Mlle Guépin ? Il se plaisait à mettre la fille du menuisier sur un piédestal. Il l'avait transfigurée. Ce n'était plus une gentille petite personne appartenant à la classe ouvrière de Beaumont, quelque chose comme une grisette. C'était une jeune princesse égarée dans un milieu qui n'était pas le sien, et sur lequel, par la grâce de ses charmes, elle rayonnait d'un éclat merveilleux. Le brave Paul était en pleine féérie. Il commençait à douter qu'il fût digne de sa bien-aimée, et cherchait avec angoisse quel homme, dans le département, serait en mesure d'épouser Florence, sans que celle-ci parût être une victime de la destinée.

— Mon cher enfant, interrompit Mgr Espérandieu, vous devenez étrangement prolixe, votre récit entamé avec sobriété commence à se noyer dans les développements.

— Ah ! Monseigneur, si vous ne me permettez pas de vous dépeindre mes personnages, comment puis-je espérer vous inté- resser à leurs aventures ?

— Il va donc y avoir des aventures ?

— Votre Grandeur ne croit pas qu'une préparation pareille ne servira à rien ? Je pensais que mes articles de la Semaine religieuse avaient donné à Monseigneur une opinion plus favorable de mes facultés imaginatives.

— Poursuivez donc, puisqu'il faut que je subisse vos explications...

— « Subisse » est dur... Eh bien. Monseigneur, puisqu'il en est ainsi, je vais passer sur les accordailles de Paul Daniel et de Florence Guépin, qui m'auraient fourni cependant la matière d'un petit tableau de la vie provinciale tout à fait piquant. Je comptais tirer parti du jardin ensoleillé, comme cadre, et de la margelle du puits, comme siège, pour asseoir mes amoureux. Vous voyez la belle jeune fille blonde, dans un rayon de lumière, et les pampres de la vigne grimpante verdissant au-dessus d'elle. Son fiancé presque à ses pieds... C'eût été très joli. Mais vous m'accuseriez de me perdre dans le détail... J'en viens donc tout de suite à l'évènement grave, à l'acte décisif, à la péripétie dramatique de cette histoire d'amour.

— Je ne peux pas vous exprimer combien je trouve choquante cette intrigue d'un homme destiné à être prêtre, dit Mgr Espérandieu. Ces passions mondaines jettent dans ma pensée un insurmontable discrédit sur l'abbé Daniel. Il me semble qu'il est impossible qu'un cœur qui a éprouvé des sentiments si violents, soit jamais pacifié.

— Ah ! Monseigneur, et les Saints : saint Paul, saint Augustin, et Marie-Magdeleine...

— Oui, mon enfant, sans doute, mais tous ces personnages sont jugés par nous, dans le lointain du passé, ils ne sont pas nos contemporains, nous avons devant l'esprit, en même temps que la connaissance de leurs fautes premières, l'exemple des vertus qu'ils montrèrent par la suite. Tandis que ce prêtre, qui a subi tous les entraînements des hommes, j'ai beau savoir que c'est un modèle de charité, de sagesse et de piété, j'ai toujours peur qu'à un moment donné les passions ne recommencent à bouillonner en lui et qu'il ne retourne à son vomissement... Je crois que vous avez tort de vouloir me faire pénétrer le mystère de sa vie passée : il n'aura qu'à y perdre.

— Non, Monseigneur, car nous arrivons aux évènements qui ont décidé de son entrée dans les ordres, et vous jugerez qu'un renoncement aussi complet aux espérances et aux joies humaines ne peut être que définitif.

— Avez-vous la prétention de me faire croire que la douleur d'avoir été supplanté par M. Lefrançois ait poussé Paul Daniel à un tel excès de désespoir qu'il se soit jeté dans le sein de l'Église, comme dans un précipice, pour y engloutir sa vie, sa pensée, ses regrets, tout de lui enfin ?

— Mais, Monseigneur, cela est; je n'aurai pas à vous le faire croire. Vous le croirez de vous-même et par la suite naturelle du récit. Vous êtes trop bien informé des choses de la religion pour ne pas savoir comJiien ces conversions sont courantes. ? N'a-t-on pas raconté qu'un soir, à la table du roi des Belges, pas celui d'aujourd'hui, le précédent; celui qui, chaque fois que son peuple s'agitait, commandait de faire ses malles, de sorte que les émeutes s'apaisaient comme par enchantement tant la Belgique avait peur de rester sans roi, — à la table donc de ce singulier monarque, il y avait des généraux et un évêque, Mgr de Mercy-Argenteau. On se mit à causer de l'armée, des soldats, des manœuvres. Le prélat parlait avec tant de compétence qu'on l'interrogea curieusement et il fut établi que, de tous les convives, dont la plupart commandaient des divisions, le prêtre seul avait fait campagne et vu le feu. Il est vrai que c'était comme colonel de hussards et sous Napoléon qui l'avait décoré de sa main. Ce brillant soldat avait eu le malheur de perdre sa fiancée qu'il adorait, et de chagrin il était entré dans les ordres. Je vous en citerais cent autres exemples, Monseigneur, et qui seraient tous aussi probants. Et je n'irai pas jusqu'à invoquer la Trappe comme argument, quoique ce soit de circonstance.

— Ah ! Richard, notre curé de Favières a en vous un avocat bien éloquent, dit Mgr Espérandieu. Mais je ne sais pas si vous lui rendez service en le défendant comme vous le faites. La prudence commanderait de biaiser et déterminer les choses en douceur, au lieu de pousser ce maire aux dernières extrémités par une résistance qui va l'exaspérer. Je me reprochais déjà d'avoir été, ce matin, trop autoritaire, et voilà, mon cher enfant, que vous l'êtes plus que moi.

— Oh ! Monseigneur, je ne suis rien, dit le jeune abbé avec une souriante humilité, rien que votre fidèle serviteur... Et, si vous me commandez de me taire, je ne prononcerai plus une parole.

Au même moment, une cloche au son voilé tinta dans la cour agitée par une main discrète. Le prélat se leva et regardant son secrétaire :

— Voici le déjeuner. Donnez-moi votre bras, Richard; à table vous me continuerez votre récit; car maintenant que vous l'avez commencé, je regretterais de n'en pas connaître la suite.

Et appuyé sur son favori, plus par affectueuse familiarité que par maladive faiblesse, l’Évêque se dirigea vers la salle à manger.

GEORGES OHNET
A suivre...
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