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La nouvelle du Journal de 1897

 LE RIFLARD MYSTÉRIEUX

LE RIFLARD MYSTÉRIEUX

par
Aurélien Scholl

Pour ne pas croire aux histoires merveilleuses, on n'en éprouve pas moins un certain attrait à en écouter parfois le récit. Il est des esprits sérieux qui prennent plaisir à jouer une féerie.
Un ingénieur civil que quelques amis attendaient à dîner, dans un cabinet d'un restaurant de la rue Royale, arriva un soir très en retard. Sa figure exprimait une satisfaction qui ne lui était pas ordinaire.
- Je vous prie de m'excuser, dit-il en entrant. Vous avez bien fait de vous mettre à table et je vais essayer de vous rattraper. Tout à l'heure, vous saurez pourquoi je vous ai fait attendre.
Au café, chacun fit une supposition qu'il croyait plus ou moins piquante.
- On t'a commandé une tour de six cents mètres pour la prochaine Exposition ?
- Ma foi non !
- Tu es chargé des travaux du canal des Deux-Mers ?
- On ne m'a pas fait l'honneur de songer à moi.
- Tu as obtenu la concession du chemin de fer aérien de l'arc de Triomphe à la colonne de Juillet ?
- Rien de tout cela, répondit l'ingénieur : je suis heureux, je respire, j'ai le coeur desserré, parce que je viens de me débarrasser d'un parapluie qui m'obsédait depuis quatre ans !
- Comment cela ? s'exclama-t-on tout d'une voix.
Et encore tout haletant d'émotion contenue, l'ingénieur nous conta son histoire.

*
*    *

- C'était le 29 février 18... J'étais allé à Grenelle visiter une ancienne carrière que voulait acquérir un grand brasseur pour y installer ses caves. J'avais à étudier la nature du sol, la solidité des étais, les conditions d'aération de ces immenses galeries. J'en sortis à quatre heures du soir par une pluie battante et j'avais un assez long trajet à faire. Il ne faisait pas encore complètement nuit. A quelques pas devant moi, marchait une femme abritée sous un large parapluie. Était-elle jeune ou vieille, blonde ou brune ? Cela m'importait assez peu dans la circonstance. Elle avait un parapluie, c'était la seule chose qui m'intéressait. Je hâtai le pas, mais elle glissait sur la boue et sur les flaques d'eau, tandis que chacun de mes pas soulevait des éclaboussures. Je la rejoignis enfin et, sans m'attarder à des propos galants :
- Madame, lui dis-je, je voudrais bien tenir votre parapluie, parce que, tout en vous garantissant, il y en aurait un petit bout pour moi.
A l'instant même, la poignée du parapluie se trouva dans ma main ; mais, en même temps, la femme avait disparu. J'eus beau regarder dans toutes les directions, rien ! Se fût-elle envolée que j'aurais au moins aperçu un point, une ombre. Mais, ni par terre, ni en l'air, elle n'avait laissé aucune trace.
Arrivé à Grenelle, j'entrai, faute d'un café, chez un marchand de vins, pour m'y réchauffer, en attendant une voiture ou un omnibus.
- Savoir, dit une grosse dame assise au comptoir, si quelqu'un l'a rencontrée aujourd'hui ?
- Oh ! fit une vieille femme en bonnet qui tricotait à côté du poêle, c'est le 29 février... Bien sûr qu'elle n'a pas manqué de faire sa promenade ?
- Qui donc cela ? demandais-je.
- Est-ce que vous venez de la plaine ?
- Oui.
- N'avez-vous pas vu une femme, ou plutôt une ombre, passer devant les carrières ?
- Non...
A ce mot, le parapluie que j'avais placé dans un coin, près de la porte, fut pris d'un frémissement et s'étala sur le plancher.
- Mais qui est donc cette femme mystérieuse ?
- C'est Berthe Salbris, la fille d'un vieux médecin, mort depuis longtemps. Elle avait aimé éperdument un jeune homme. Un jour, il voulut se marier et, craignant de rencontrer des obstacles du côté de la pauvre Berthe, il lui donna rendez-vous, à la nuit tombante, dans la plaine, près d'une carrière. Depuis, on ne l'a plus revue. Les uns ont dit qu'elle avait été assassinée, que le meurtrier avait jeté son corps dans un puits ; d'autres, qu'elle s'y était précipitée volontairement. Ce qu'il y a de certain, c'est que, tous les quatre ans, le 29 février, elle traverse la plaine comme pour retourner à son rendez-vous, et que son passage est toujours marqué par un incident, une particularité, une bizarrerie. On dirait qu'elle ne veut pas se laisser oublier tout à fait.
Partout ailleurs que dans cette boutique et devant un autre public que deux bonnes femmes, j'aurais haussé les épaules ; mais la curiosité triompha du sceptique qui était en moi.
- Avez-vous entendu dire, demandai-je, que, par les mauvais temps, le fantôme de Berthe Salbris prêtait quelquefois son parapluie à un passant trempé jusqu'aux os ?
Le marchand de vin partit d'un gros éclat de rire.
- Je n'en sais rien, dit la bonne femme ; mais il y a des gens qui rient et qui ne riront pas toujours.
Là-dessus, je me levai et sortis en laissant le parapluie dans le coin où je l'avais déposé. Quelle ne fut pas ma surprise, en rentrant chez moi, de le retrouver dans ma salle à manger ! Il était grand ouvert devant le feu et se faisait sécher».
- Marguerite, dis-je à ma bonne, est-ce que quelqu'un est venu en mon absence ?
- Non, monsieur.
- D'où vient donc ce parapluie ?
- Je n'en sais rien.
Elle avait un air vraiment ébahi.
J'empoignai le riflard et le jetai au fond d'un placard que je fermai à double tour.
Le lendemain, quand je sortis, je trouvai le parapluie dans l'antichambre. Il s'était logé dans le portemanteau, entre deux cannes.
- Il est obstiné, murmurai-je, mais il n'aura pas le dernier mot.
Et, comme j'avançais la main pour prendre une canne, la poignée du parapluie vint se poser dans ma main. Je l'emportai avec l'intention de m'en débarrasser, fût-ce au prix d'un crime.
A quelques pas de mon domicile, une averse éclata ; et je pensai en riant :
- Serait-ce un baromètre en même temps qu'un riflard ? Ce serait drôle...
J'allais chez mon avoué. Je déposai le parapluie fantôme dans l'antichambre et un clerc m'introduisit dans le cabinet du patron.
Après avoir traité de l'affaire qui m'intéressait, je me dirigeais vers la porte, quand l'avoué me rappela et me dit :
- Vous oubliez votre parapluie !... Quelle singulière idée avez-vous eue, ajouta-t-il, de le poser dans votre chapeau !
En effet, j'aperçus mon chapeau sur le tapis et le fâcheux riflard qui s'en servait comme d'un bassin dans lequel il ruisselait paisiblement.
C'en était trop. Je sortis sans souffler mot et commençai à me sentir inquiet. Que faire ? Briser ce persécuteur ridicule et en jeter les morceaux au vent ? Mais d'abord, l'objet ne m'appartenait pas, et qui sait quelle vengeance aurait pu tirer de moi cet ustensile évidemment chargé d'une mission ? Que pouvais-je faire, simple détenteur d'un parapluie de l'autre monde ?
Mes nuits devinrent atroces. Impossible de fermer l'œil. Si je parvenais à m'assoupir un instant, le parapluie m'apparaissait avec une tête de chauve-souris et battant des ailes.
A quelles ruses n'ai-je pas eu recours pour me soustraire aux persécutions de ce pépin maudit !
Comme un petit mendiant me tendait la main :
- Tiens ! lui dis-je, voici quatre sous, et de plus, je te fais cadeau de ce parapluie.
- Merci, monsieur, s'écria-t-il.
Mais le parapluie lui échappa des mains.
- Comme il est lourd ! fit le petit ; je ne pourrais jamais le porter.
Et, comme je pressais le pas, je m'aperçus que le fermoir de caoutchouc s'était enlacé autour du bouton de ma redingote et que je traînais le fatal ustensile comme une queue de cerf-volant !
Ce supplice dura quatre ans. J'avais compté sur l'année bissextile pour y mettre fin. 29 février ! Voici donc un 29 février !
J'étais à quatre heures du soir, dans la plaine de Grenelle... A la demie, je crus apercevoir une ombre. Je lui tendis le parapluie en disant :
- Merci, mademoiselle !
Et le parapluie fut doucement attiré hors de ma main et disparut.
Rien, plus rien, j'avais les mains vides, vous me revoyez heureux et le cœur léger...

*
*     *

Quelques jours après, rencontrant l'ingénieur, je lui demandai des nouvelles du parapluie.
- Il n'a pas reparu, me dit-il ; mais depuis que je ne l'ai plus, il me manque. Je l'appelle, je le cherche, je l'évoque... et je m'ennuie !

Aurélien Scholl
1833-1902


N°7 ― Le feuilleton du journal

 Il ferma la porte

Les trois jours, pendant lesquels Guépin, très affairé, fit attendre sa décision parurent à Paul une éternité. Il était trop discret pour se montrer à Florence, et passait comme une ombre dans l'escalier commun pour se rendre au lycée. Il avait le cœur battant d'angoisse, le cerveau rongé par l'incertitude. Il supputait ce que pouvaient produire tous ses efforts de travail. En dehors de ses trois mille huit cents francs d'appointements, il avait la répétition qu'il donnait au fils du préfet, et le cours de littérature du pensionnat de Mlle Magimel, en tout quatre mille neuf. Était-ce assez pour être agréé par Mlle Guépin ? Il se plaisait à mettre la fille du menuisier sur un piédestal. Il l'avait transfigurée. Ce n'était plus une gentille petite personne appartenant à la classe ouvrière de Beaumont, quelque chose comme une grisette. C'était une jeune princesse égarée dans un milieu qui n'était pas le sien, et sur lequel, par la grâce de ses charmes, elle rayonnait d'un éclat merveilleux. Le brave Paul était en pleine féérie. Il commençait à douter qu'il fût digne de sa bien-aimée, et cherchait avec angoisse quel homme, dans le département, serait en mesure d'épouser Florence, sans que celle-ci parût être une victime de la destinée.

— Mon cher enfant, interrompit Mgr Espérandieu, vous devenez étrangement prolixe, votre récit entamé avec sobriété commence à se noyer dans les développements.

— Ah ! Monseigneur, si vous ne me permettez pas de vous dépeindre mes personnages, comment puis-je espérer vous inté- resser à leurs aventures ?

— Il va donc y avoir des aventures ?

— Votre Grandeur ne croit pas qu'une préparation pareille ne servira à rien ? Je pensais que mes articles de la Semaine religieuse avaient donné à Monseigneur une opinion plus favorable de mes facultés imaginatives.

— Poursuivez donc, puisqu'il faut que je subisse vos explications...

— « Subisse » est dur... Eh bien. Monseigneur, puisqu'il en est ainsi, je vais passer sur les accordailles de Paul Daniel et de Florence Guépin, qui m'auraient fourni cependant la matière d'un petit tableau de la vie provinciale tout à fait piquant. Je comptais tirer parti du jardin ensoleillé, comme cadre, et de la margelle du puits, comme siège, pour asseoir mes amoureux. Vous voyez la belle jeune fille blonde, dans un rayon de lumière, et les pampres de la vigne grimpante verdissant au-dessus d'elle. Son fiancé presque à ses pieds... C'eût été très joli. Mais vous m'accuseriez de me perdre dans le détail... J'en viens donc tout de suite à l'évènement grave, à l'acte décisif, à la péripétie dramatique de cette histoire d'amour.

— Je ne peux pas vous exprimer combien je trouve choquante cette intrigue d'un homme destiné à être prêtre, dit Mgr Espérandieu. Ces passions mondaines jettent dans ma pensée un insurmontable discrédit sur l'abbé Daniel. Il me semble qu'il est impossible qu'un cœur qui a éprouvé des sentiments si violents, soit jamais pacifié.

— Ah ! Monseigneur, et les Saints : saint Paul, saint Augustin, et Marie-Magdeleine...

— Oui, mon enfant, sans doute, mais tous ces personnages sont jugés par nous, dans le lointain du passé, ils ne sont pas nos contemporains, nous avons devant l'esprit, en même temps que la connaissance de leurs fautes premières, l'exemple des vertus qu'ils montrèrent par la suite. Tandis que ce prêtre, qui a subi tous les entraînements des hommes, j'ai beau savoir que c'est un modèle de charité, de sagesse et de piété, j'ai toujours peur qu'à un moment donné les passions ne recommencent à bouillonner en lui et qu'il ne retourne à son vomissement... Je crois que vous avez tort de vouloir me faire pénétrer le mystère de sa vie passée : il n'aura qu'à y perdre.

— Non, Monseigneur, car nous arrivons aux évènements qui ont décidé de son entrée dans les ordres, et vous jugerez qu'un renoncement aussi complet aux espérances et aux joies humaines ne peut être que définitif.

— Avez-vous la prétention de me faire croire que la douleur d'avoir été supplanté par M. Lefrançois ait poussé Paul Daniel à un tel excès de désespoir qu'il se soit jeté dans le sein de l'Église, comme dans un précipice, pour y engloutir sa vie, sa pensée, ses regrets, tout de lui enfin ?

— Mais, Monseigneur, cela est; je n'aurai pas à vous le faire croire. Vous le croirez de vous-même et par la suite naturelle du récit. Vous êtes trop bien informé des choses de la religion pour ne pas savoir comJiien ces conversions sont courantes. ? N'a-t-on pas raconté qu'un soir, à la table du roi des Belges, pas celui d'aujourd'hui, le précédent; celui qui, chaque fois que son peuple s'agitait, commandait de faire ses malles, de sorte que les émeutes s'apaisaient comme par enchantement tant la Belgique avait peur de rester sans roi, — à la table donc de ce singulier monarque, il y avait des généraux et un évêque, Mgr de Mercy-Argenteau. On se mit à causer de l'armée, des soldats, des manœuvres. Le prélat parlait avec tant de compétence qu'on l'interrogea curieusement et il fut établi que, de tous les convives, dont la plupart commandaient des divisions, le prêtre seul avait fait campagne et vu le feu. Il est vrai que c'était comme colonel de hussards et sous Napoléon qui l'avait décoré de sa main. Ce brillant soldat avait eu le malheur de perdre sa fiancée qu'il adorait, et de chagrin il était entré dans les ordres. Je vous en citerais cent autres exemples, Monseigneur, et qui seraient tous aussi probants. Et je n'irai pas jusqu'à invoquer la Trappe comme argument, quoique ce soit de circonstance.

— Ah ! Richard, notre curé de Favières a en vous un avocat bien éloquent, dit Mgr Espérandieu. Mais je ne sais pas si vous lui rendez service en le défendant comme vous le faites. La prudence commanderait de biaiser et déterminer les choses en douceur, au lieu de pousser ce maire aux dernières extrémités par une résistance qui va l'exaspérer. Je me reprochais déjà d'avoir été, ce matin, trop autoritaire, et voilà, mon cher enfant, que vous l'êtes plus que moi.

— Oh ! Monseigneur, je ne suis rien, dit le jeune abbé avec une souriante humilité, rien que votre fidèle serviteur... Et, si vous me commandez de me taire, je ne prononcerai plus une parole.

Au même moment, une cloche au son voilé tinta dans la cour agitée par une main discrète. Le prélat se leva et regardant son secrétaire :

— Voici le déjeuner. Donnez-moi votre bras, Richard; à table vous me continuerez votre récit; car maintenant que vous l'avez commencé, je regretterais de n'en pas connaître la suite.

Et appuyé sur son favori, plus par affectueuse familiarité que par maladive faiblesse, l’Évêque se dirigea vers la salle à manger.

GEORGES OHNET
A suivre...
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