Lu dans la presse...
M. Félix Faure à l’École Estienne (suite)
Le Figaro - 2 juillet 1896
M. Baudin est assis sur une estrade à côté de M. Félix Faure. Il se lève
et prononce un long discours qui est écrit, paraît-il, avec une compétence absolue
bien qu'il contredise le Larousse :
Monsieur le Président,
Au nom de Paris, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Votre
présence ici honore grandement les représentants de la cité elle est aussi une
haute adhésion aux idées et au programme du Conseil municipal en matière d'enseignement
professionnel. Il y a un an environ, vous assistiez à l'inauguration de l'école
du Meuble; aujourd’hui, vous allez inaugurer l'école du Livre. Les enseignements
diffèrent, mais l'idée dont ils procèdent est la même; ils ont pareille signification
et pareille portée.
Ces fondations consacrent la manifestation d'une même pensée et si l'expression
ne vous paraît pas trop prétentieuse je dirai d'une même politique économique
toutes participent d'un même sentiment de protestation contre la tendance du
patron et de la famille ouvrière à sacrifier l'apprentissage au gain immédiat;
toutes sont une tentative de réaction contre le nivellement du machinisme, l’invasion
croissante du mercantilisme dans la production d'art, la spécialisation à outrance
dont l'engourdissante monotonie énerve toute intelligence et toute initiative.
Susciter des personnalités, éveiller des vocations par une instruction
générale agréablement variée, stimuler et développer les aptitudes professionnelles
par des méthodes techniques pondérées, préparer aux industries de luxe des générations
d'ouvriers, de praticiens, d'artistes amoureux de leur profession, épris des
belles choses et respectueux des règles d'esthétique inspiratrices des grandes
traditions, sauvegarder ainsi de la concurrence étrangère l'universelle suprématie
de goût et de savoir-faire de la production parisienne et, du même coup, défendre
l'intégrité du patrimoine intellectuel de notre race, tel est, monsieur le Président,
le programmé que poursuit depuis une quinzaine d'années l'effort énergique et
patient du Conseil municipal.
Eh bien, voilà un programme que ne saurait désavouer le Figaro. Par malheur,
le Conseil municipal n'a pas que celui-là. Puis après avoir retracé l'histoire
du livre, M. Pierre Baudin conclut ainsi :
Sans doute, les convenances modernes, les nécessités contemporaines ont
des exigences que n'ont pas connues les imprimeurs du seizième siècle. La vapeur,
aidée de la chimie et de l'électricité, a révolutionné l'industrie, la presse
et toutes les habitudes sociales une fièvre de production, un prodigieux tumulte
de pensée et d'art; mènent le monde depuis un demi-siècle, et nous vivons un
de ces moments de l'histoire où l'humanité rajeunie marche à de nouveaux destins,
plus confiante, meilleure et plus belle.
Jeunes gens, dont la tâche sera de donner à la pensée écrite la forme
matérielle et la durée, soyez donc de votre temps. Vous devrez pouvoir travailler
vite et à bon compte.
Mais l'éducation professionnelle que vous recevez ici serait une duperie
si vous n'y puisiez pas le savoir solide et la probité artistique qui ont distingué
de tout temps les produits de l'industrie parisienne.
Sachez à la fois profiter des ressources du progrès et garder le culte
de vos grands ancêtres sans aller pourtant jusqu'à imiter complètement ce moine
enlumineur du quinzième siècle qui, à la fin de certains manuscrits, œuvres,
admirables, poussait cette exclamation, suprême contentement d'une âme candide
et d'un cœur pur « Explici hoc totum. Per Christum, da mihi potuin ! .»
Enfin mon œuvre est terminée. Par le Christ, qu'on me donne à boire !
Je plains le pauvre moine s'il ne s'est jamais désaltéré qu'après chacune
de ses œuvres, mais je vous plaindrais bien davantage si, à son exemple, vous
deviez arroser les milliers de livres qui sortiront de vos presses. A coup sûr,
vous détiendriez le record de l'intempérance.
En d'autres termes, jeunes gens, soyez curieux des choses du passé et
des recherches nouvelles. C'est à cette double condition que vous pourrez suffire
aux exigences de l'art 'moderne; non qu'il hésite vers des concepts jadis florissants
il est avide au contraire des naïves et fortes sensations du passé mais, en
y touchant, il les transforme, il les déforme pour se les assimiler.
Conciliez la science et l'art, et que par vos mains, prestigieux outils
au service du verbe, se perpétue l'évolution sans terme de la raison et soit
transmis parmi les hommes aujourd'hui et toujours, le génie de Paris, notre
bien-aimée cité, prodigue de gloire et de beauté.
A son tour, le préfet de la Seine prend la parole. Après avoir remercié de
sa visite le Président de la République, il raconte cette plaisante anecdote.
Un de vos prédécesseurs ayant besoin d'un livre, ne put l'obtenir de
la bibliothèque royale qu'après avoir donné en gage sa vaisselle d'argent. Aujourd'hui,
il est permis à tout le monde de lire sans passer par les exigences qu'a subies…
Louis XI.
Puis M. Lampué, président de la commission de surveillance, expose éloquemment
les résultats déjà obtenus par cette école.
M.Félix
Faure répond aux trois orateurs en les félicitant de donner leurs soins à l'enseignement
qu'il considère comme le plus pratique, le plus utile au bien de la France.
On l'applaudit chaleureusement et, après que le ministre de l'instruction
publique a décoré de ses rubans l'architecte, M. Menjet de Dammartin, et trois
professeurs, on offre au chef de l'État un superbe livre composé, tiré, relié
dans la maison: « La séance du 17 janvier 1895, où il a été élu Président de
la République», et on l'invite à visiter les classes et les ateliers.
Promenade des plus intéressantes, surtout pour nous qui voyons une imprimerie
modèle.
M. Félix Faure nous invite à emporter pour notre metteur en pages un souvenir
matériel de la journée, les remerciements imprimés par les élèves pour les personnes
qui les ont visités. C'est vraiment fort joliment fait.
Charles Chincholle.
Relire la première partie