Une cartomancienne assassine son ami
Le Petit-Parisien — 26 avril 1921
En
cette pittoresque cité Jeanne-d'Arc, 166 bis rue Nationale, où
gitent tant de laborieux chiffonniers, était, il y a
quelque temps, venu se fixer un couple, assez mal assorti du
reste, sur l'existence duquel on manque, pour l'instant, de
renseignements.
Lui, Paul Lefèvre, homme de trente-neuf ans, employé
aux docks, quai de la Gare. Elle, Marthe Lucy, son aînée de dix
ans exerçait la profession de cartomancienne dans un
établissement de l'avenue de La-Motte-Picquet.
Leur logement se composait, en tout et pour tout, d’une
unique et modeste chambre où gitaient, avec eux, une chouette,
trots chats et deux chiens.
Hier matin, le commissaire du quartier, M Prodhon, voyait
entrer dans son cabinet la cartomancienne fort émue.
Avec une certaine volubilité, Marthe Lucy fit au magistrat,
qui ne laissa pas de le trouver fort étrange, le récit suivant
:
« Je viens, à mon réveil, de trouver mon ami, Paul Lefèvre,
assassiné dans le lit que nous partageons. Cette nuit, je suis
rentrée vers minuit et demi et je me suis couchée sans bruit ne
voulant pas éveiller Paul, qui me parut dormir.
» Ce n'est que tout à l'heure que j'ai constaté qu'il avait
cessé de vivre. Sa tête n'était plus qu'une horrible plaie
d'autre part, il a certainement reçu plusieurs coups de couteau
à la poitrine. »
Peu après M. Prodhon, puis MM. Philippon, substitut ; Job,
juge d'instruction ; le docteur Paul ; M. Faralicq, le
brigadier Chaigneau et l'inspecteur Bethuel étaient réunis dans
la chambre de la cartomancienne, qui réédita en détail devant
tous le récit qu'elle avait fait préalablement au commissaire.
Le docteur Paul constata que le malheureux employé des docks
avait été frappé à diverses reprises, à la poitrine, à l'aide
d'un instrument contondant et d'un couteau-poignard. Son crâne
apparaissait littéralement fracassé, le visage en bouillie avec
une oreille arrachée. De toute évidence, l'assassin avait fait
preuve d'un bestial acharnement.
Les voisins, interrogés, racontèrent que des scènes
violentes se produisaient dans le faux ménage; dimanche, vers
huit heures du soir, ils avaient perçu le bruit d'une dispute.
Marthe Lucy, qui se nomme en réalité Marthe Brunet, et
contre laquelle s'accumulaient de graves présomptions, fut
amenée à la police judiciaire et, pressée de questions, fit des
aveux complets.
Elle raconta qu'elle était revenue cité Jeanne-d'Arc,
avant-hier soir, de six à huit heures, ce qui ne lui arrivait
jamais, et tendrait à laissa supposer qu'elle avait prémédité
son crime.
En arrivant au logis, elle trouva son ami ivre ; il venait
de vider coup sur coup cinq litres de vin. Il accueillit son
retour par des sarcasmes et des injures, la menaça même d'une
lourde barre de fer. Apeurée, elle s'enfuit sur le palier.
Lorsqu'elle rentra, Lefèvre, accablé par l'ivresse, s'était
endormi.
C'est alors que la cartomancienne, dans un véritable accès
de folie furieuse, saisit à son tour la barre de fer et tua son
ami. Elle retourna ensuite prédire l'avenir. Vers minuit, elle
rentra, couvrit le visage du cadavre avec deux lambeaux de
tapis, se roula dans une couverture et dormit jusqu'au matin.
Dès son réveil, elle se rendit au commissariat de police,
mais n'osa pas dire la vérité et fournit du drame
l'invraisemblable version qu'on a lue plus haut.
Marthe Brunet a été écrouée à Saint-Lazare.