Menu haut

La nouvelle du Journal de 1897

 CONTE DU JOUR DE L'AN - APRÈS LES VISITES

CONTE DU JOUR DE L'AN

APRÈS LES VISITES

Ganté de blanc, rasé de frais, la tête au supplice sous le poids du casque, le capitaine Dureau se hâtait dans la grande avenue. « Réunion de MM. les officiers, à une heure, devant l'hôtel de la Préfecture. Grande tenue de service. » Cette phrase l'obsédait depuis cinq minutes. En passant devant l'église Saint-Xavier, il leva les yeux. Une heure trois.

« Le diable emporte les épaulettes neuves ! » Les siennes avaient fait craquer une des pattes de sa tunique. Le temps de chercher des aiguilles, du fil, et que son ordonnance, de ses grosses mains rouges malhabiles, rajustât la mince patte d'argent, il avait perdu un bon quart d'heure. « Brr!... Mauvaise invention, décidément, ces épaulettes !-Deux degrés au-dessous de zéro... On gèle... Pas moyen de garder la pelisse ou le manteau avec ces ornements-là. C'est qu'il fait froid sous la pèlerine. Brr !... Quel torse, par exemple ! Voilà des épaules carrées ou je ne m'y connais pas ! »

La devanture d'un magasin de modes offrait justement sa glace. Le capitaine Dureau y jeta en passant un coup d'œil satisfait. Grand, mince, la figure volontaire avec la moustache brune et retroussée, des yeux assez intelligents, il se trouva jolie tournure, sous le casque nickelé et doré, le plumet rouge et la crinière flottante. Les plis droits de la grande pèlerine, tombant sur le satin luisant du garance à bandes noires, lui parurent fiers, ainsi que le sabre clair et la dragonne d'or. Il pensa alors à son escadron, non pas à l'écrasante responsabilité, aux multiples devoirs de la paix, à l’inconnu formidable de la guerre. Il eut seulement le sentiment vif de son autorité, le petit plaisir vaniteux du commandement. Flac ! le pied dans un tas de boue et de neige durcie !« « C'est la mort des bottes vernies, ça ! A-t-on idée de faire des visites par un temps pareil !»

Et quelles visites Il la connaissait bien l'invariable tournée. Depuis quinze ans, de garnison en garnison, chaque 31 décembre, la même corvée recommençait. Le préfet ! le général !l'évêque et quelquefois, par-dessus le marché, le président du tribunal et le maire !

« Une heure cinq ! je suis en retard ! »

*
*          *

Le capitaine croisa quelques groupes officiers d'artillerie, officiers du train, un général et son état-major, une délégation en habits noirs. On sortait d'un hôtel pour courir à l'autre. Les rues étaient pleines de gens en grand uniforme, de magistrats, d'employés. On avait tiré des armoires les vêtements précieux, les uns neufs, aux plis raides, les autres usés, brossés, reprisés, fripés. On avait arboré les képis de gala, les hauts de formes rares, depuis le tube luisant jusqu'au claque antédiluvien. La société toute entière était sur pied, afin de se rendre visite et de se congratuler.

« M'y voilà tout de même », grommela-t-il en tournant le coin de l'avenue Gambetta. Il traversa la large chaussée, en évitant les flaques à demi-gelées. Devant l'hôtel, une foule de députations stationnait. Chaque corps, chaque administration achevait de se compter et de se réunir. Les plumets rouges et les pantalons noirs des artilleurs, les dolmans bleu foncé des officiers du train, les casques brillants des dragons, autant de groupes distincts; On voisinait; on ne fusionnait pas. Un brouhaha s'élevait de tout ce monde en rumeur petits potins, petites nouvelles.

Le capitaine Dureau rejoignit ses camarades de régiment, juste au moment où le colonel disait « Approchons-nous, Messieurs. » Dureau le salua, alla s'informer de la santé du commandant, gros homme souffrant de l'asthme, puis serra quelques mains. La grille d'entrée franchie, il déposa sa pèlerine sur l'appui d'une fenêtre, dans la cour. On prenait la file. Les artilleurs emplissaient déjà le vestibule. Il fallut piétiner un instant sur les marches du perron.

On avançait pas à pas, pris entre des dos et des poitrines. Le grand escalier était noir de monde. Bureau ne voyait devant lui qu'une houle de têtes dans un remuement de shakos, de plumets, de pompons et d'aigrettes. La longue queue s'impatientait, dans le demi-silence de l'attente. Enfin l'escalier, marche à marche, se trouve gravi. On était maintenant dans une grande galerie, aux parquets luisants, aux murs de marbre officiels. D'horribles vases de Sèvres déshonoraient des consoles dorées. Les artilleurs venaient de pénétrer dans le salon de réception. Le tour des officiers du 35e dragons approchait. On assura les jugulaires. La porte s'ouvrit. L'huissier annonça :

— Le colonel et les officiers du 35« dragons.

Dureau pénétra, à son rang, dans l'immense pièce. Il eut le temps de voir sortir par une autre porte le dernier des artilleurs, et le préfet, tourné vers celui-ci, pivoter brusquement sur lui-même comme une marionnette, pour faire face aux nouveaux arrivants.

Le cercle des officiers formé vis-à-vis du cercle des fonctionnaires, le colonel fit quelques pas en avant, salua.

— Monsieur le préfet, les officiers du 35e régiment de dragons ont l’honneur de vous présenter leurs vœux pour 97, avec l'expression respectueuse de leurs meilleurs sentiments.

Un silence. Dureau remarqua que la soie des fauteuils rangés contre les murs était d'un rouge fané, et qu'un jeune conseiller étouffait, dans le dos de son voisin, un bâillement interminable. Face au colonel, M. le préfet de la Haute-Seine, se détachant du groupe des habits noirs, salua à son tour. Petit, rouge comme un homard, de courts cheveux noirs frisés, il avait l'air, avec son frac brodé et son pantalon galonné d'argent, d'un dentiste forain. Il dit :

— Mon colonel, j'accepte avec plaisir les vœux que vous m'apportez. Grâce au précieux concours de votre beau régiment, toute tâche devient facile. C'est par l'union de ses serviteurs, et de serviteurs tels que vous, Messieurs, que se justifie la confiance d'un gouvernement. Je vous prie d'agréer, mon colonel, mes remerciements les meilleurs.

Dureau sourit à les voir s'incliner tous deux très bas, du même mouvement, et se relever ensemble, avec précision. Un salut général et le 35è dragons s'écoula, sous l'œil atone du préfet, guettant la sortie du dernier sous-lieutenant, pour pivoter à nouveau vers la délégation suivante.

*
*          *

En route pour l'évêché ! Brr !… Le froid pique. Diable d'épaulettes ! Dureau s'entortilla dans sa pèlerine et maudit toutes ces simagrées. Ah ! si les murs pouvaient parler ! Ceux du salon de la Préfecture en avaient-ils entendu de ces discours et de ces protestations, des mots et des mots ! Témoins blancs et dorés encore du siècle dernier, ils avaient vu passer les préfets et les colonels de l'Empire et de la Restauration, ceux de Louis-Philippe et de Napoléon III, sans parler de ceux des trois Républiques. Dureau ne s'en indigna point. « Brr ! on gèle vraiment. » Il se mit à songer à l'avantage de la pelisse, où l'on a chaud. Il avait un grand fonds de philosophie.

« Nous sommes tous là ? » demanda le colonel, devant la porte de l'évêché. On se compta. « Manque personne ! » Même attente, sur le perron, dans les longs couloirs nus, peints en vert d'eau, dans l'escalier, où par moments se répandait, venue des cuisines lointaines, une odeur suave de sauces parfumées. Même entrée dans un austère salon tendu de papier vert et orné de crucifix et d'images de sainteté. Même présentation.

Debout devant la cheminée et soutenu par son premier vicaire, à cause de son grand âge, Sa Grandeur, vêtue de la robe violette où brillait une croix pectorale, inclina la tête avec bienveillance. Le crâne apparut, tout rosé, sous la couronne des rares cheveux blancs. La face ruinée du vénérable prélat conservait un grand air de bonté, éclairé par de vifs petits yeux noirs intelligents. Mgr Grandier crut devoir prononcer quelques paroles : l'Église, les vœux, l'Armée, l'espérance. Mais déjà l'huissier annonçait « MM. les officiers du train des équipages… »

Restait le général. On reprit le chemin de la préfecture, l'hôtel du commandant d'armes se trouvant tout à côté. Dureau se dit qu'il eût mieux valu en finir, tout d'abord, avec cette visite-là. Mais les préséances avant tout ! Il réfléchit que l'ordre public n'eût pas résisté à une pareille atteinte. L'Église et l'Armée se fussent brouillées du coup.

Au bout de vingt minutes, le 35e dragons pénétra, avec un respect marqué, dans le salon du général Bruscar.

Très grand, d'une maigreur excessive, sec comme un coup de trique et pâle comme un mort, le général paraissait ce jour-là de plus mauvaise humeur que de coutume. Ses grosses moustaches blanches se hérissaient. Il fixa sur les officiers un regard sévère. Le képi à feuilles d'or dans une main, l'autre main passée dans la ceinture tricolore, il tendit en avant sa jambe droite, toujours agitée d'un tremblement nerveux.

— Messieurs, j'accepte vos compliments. Je ne suis pas satisfait. Nous avons des progrès à réaliser. La discipline se relâche. Les ordonnances en ville ont une mauvaise tenue. Il dépend des officiers que la troupe soit irréprochable. J'espère que vous tiendrez compte de mes observations. Au revoir, messieurs.

Il salua d'un geste brusque, et laissant les dragons fuir en silence, il tourna, vers la porte où les officiers du train apparaissaient déjà, ses yeux chargés de nouvelles foudres.

— Vous êtes libres, messieurs

La main au casque, on prenait congé du colonel.

*
*          *

Le capitaine Dureau, tout pensif, reprit le chemin de son appartement. Soudain il avait quelquefois de ces bons mouvements, et puis l'admonestation du général le stimulait — il murmura :

« Si j'allais faire un tour au quartier ! Les classes à pied ne doivent pas être finies. »

Deux heures et demie. Pluvieux le matin, le temps se remettait au froid sec. Le thermomètre, à une devanture, marquait trois degrés au-dessous. Le bloc rouge du soleil, visible a peine, allait s'éteindre. Un peu de brume glaciale flottait dans l'air, et le ciel, lourd de neige, était d'un gris pesant.

Le capitaine pressa le pas. Quelle journée stupide ! Il sentit toute la vanité, toute l'inutilité de ce qu'il venait de faire. Ces personnages officiels, autant d'égoïstes enfermés dans un cercle étroit d'ambitions ou de désirs. Il n'y avait pas jusqu'au bon évêque, qui ne se fût bien passé de tout cela. La société, un théâtre où des acteurs, convaincus ou non, jouent leur rôle hiérarchique. Lui-même un figurant quelconque.

La vue de son escadron, dont il reconnut de loin les pelotons au travail, disséminés dans l'avenue Gambetta, le rappela au sentiment de son importance. Il traversa l'avenue, salua le lieutenant chargé des classes, inspecta les hommes.

Arrivées au mois de novembre, les recrues commençaient à s'assouplir. Bleus de froid, les uns restaient immobiles, les doigts allongés sur la crosse, figés au milieu de l'exécution d'un mouvement, pendant que le sous-officier rectifiait quelques positions défectueuses. Les autres couraient au pas gymnastique, essoufflés et rouges.

Le capitaine se frotta les mains la machine fonctionnait les hommes gesticulaient en cadence. Est-ce qu'autant d'âmes différentes animaient tous ces cœurs ? Dureau, pour l'instant, n'y songeait guère.

Tout d'un coup, arrivé devant le troisième peloton, il entendit le maréchal des logis invectiver un maladroit « Idiot ! Toujours le même ! Vous serez consigné quatre jours ! »

Il l'entendait pour la centième fois, cette phrase. Comment se fit-il qu'elle le frappait, aujourd'hui, comme éclairée d'un sens nouveau? Fut-ce l'idée que Luret, le maladroit, allait être privé de permission pour une faute insignifiante, à cette époque où chacun, en somme, avait droit à sa liberté ? Fût-ce le regard de haine qu'il surprit dans les yeux de l’idiot en question? Le capitaine Dureau poursuivit son chemin en songeant à l'abîme qui sépare les officiers de la troupe, abîme creusé chaque jour plus profond, et qu'un mot, souvent, suffirait à combler.

Tout dégoûté encore des visites de tout à l'heure, il songea aux hommes, aux cent cinquante hommes de son escadron. Il songea à la dure servitude aux malentendus irréparables.

Plongé dans ces réflexions inaccoutumées, il faillit dépasser, sans le voir, le bureau de tabac où il avait coutume de choisir, souvent, un cigare, avant de rentrer chez lui. Il revint sur ses pas, poussa la porte vitrée et sourit à la marchande. Liés d'une faveur jaune, les havanes s'alignaient dans la boîte neuve. Il en choisit un, bien sec, le fit craquer, l'alluma, et, tirant avec plaisir une longue bouffée, il se dit enfin : «La vie est mal faite. »

Paul et Victor Margueritte
Le Gaulois - 1er janvier 1897

N°7 ― Le feuilleton du journal

 Il ferma la porte

Les trois jours, pendant lesquels Guépin, très affairé, fit attendre sa décision parurent à Paul une éternité. Il était trop discret pour se montrer à Florence, et passait comme une ombre dans l'escalier commun pour se rendre au lycée. Il avait le cœur battant d'angoisse, le cerveau rongé par l'incertitude. Il supputait ce que pouvaient produire tous ses efforts de travail. En dehors de ses trois mille huit cents francs d'appointements, il avait la répétition qu'il donnait au fils du préfet, et le cours de littérature du pensionnat de Mlle Magimel, en tout quatre mille neuf. Était-ce assez pour être agréé par Mlle Guépin ? Il se plaisait à mettre la fille du menuisier sur un piédestal. Il l'avait transfigurée. Ce n'était plus une gentille petite personne appartenant à la classe ouvrière de Beaumont, quelque chose comme une grisette. C'était une jeune princesse égarée dans un milieu qui n'était pas le sien, et sur lequel, par la grâce de ses charmes, elle rayonnait d'un éclat merveilleux. Le brave Paul était en pleine féérie. Il commençait à douter qu'il fût digne de sa bien-aimée, et cherchait avec angoisse quel homme, dans le département, serait en mesure d'épouser Florence, sans que celle-ci parût être une victime de la destinée.

— Mon cher enfant, interrompit Mgr Espérandieu, vous devenez étrangement prolixe, votre récit entamé avec sobriété commence à se noyer dans les développements.

— Ah ! Monseigneur, si vous ne me permettez pas de vous dépeindre mes personnages, comment puis-je espérer vous inté- resser à leurs aventures ?

— Il va donc y avoir des aventures ?

— Votre Grandeur ne croit pas qu'une préparation pareille ne servira à rien ? Je pensais que mes articles de la Semaine religieuse avaient donné à Monseigneur une opinion plus favorable de mes facultés imaginatives.

— Poursuivez donc, puisqu'il faut que je subisse vos explications...

— « Subisse » est dur... Eh bien. Monseigneur, puisqu'il en est ainsi, je vais passer sur les accordailles de Paul Daniel et de Florence Guépin, qui m'auraient fourni cependant la matière d'un petit tableau de la vie provinciale tout à fait piquant. Je comptais tirer parti du jardin ensoleillé, comme cadre, et de la margelle du puits, comme siège, pour asseoir mes amoureux. Vous voyez la belle jeune fille blonde, dans un rayon de lumière, et les pampres de la vigne grimpante verdissant au-dessus d'elle. Son fiancé presque à ses pieds... C'eût été très joli. Mais vous m'accuseriez de me perdre dans le détail... J'en viens donc tout de suite à l'évènement grave, à l'acte décisif, à la péripétie dramatique de cette histoire d'amour.

— Je ne peux pas vous exprimer combien je trouve choquante cette intrigue d'un homme destiné à être prêtre, dit Mgr Espérandieu. Ces passions mondaines jettent dans ma pensée un insurmontable discrédit sur l'abbé Daniel. Il me semble qu'il est impossible qu'un cœur qui a éprouvé des sentiments si violents, soit jamais pacifié.

— Ah ! Monseigneur, et les Saints : saint Paul, saint Augustin, et Marie-Magdeleine...

— Oui, mon enfant, sans doute, mais tous ces personnages sont jugés par nous, dans le lointain du passé, ils ne sont pas nos contemporains, nous avons devant l'esprit, en même temps que la connaissance de leurs fautes premières, l'exemple des vertus qu'ils montrèrent par la suite. Tandis que ce prêtre, qui a subi tous les entraînements des hommes, j'ai beau savoir que c'est un modèle de charité, de sagesse et de piété, j'ai toujours peur qu'à un moment donné les passions ne recommencent à bouillonner en lui et qu'il ne retourne à son vomissement... Je crois que vous avez tort de vouloir me faire pénétrer le mystère de sa vie passée : il n'aura qu'à y perdre.

— Non, Monseigneur, car nous arrivons aux évènements qui ont décidé de son entrée dans les ordres, et vous jugerez qu'un renoncement aussi complet aux espérances et aux joies humaines ne peut être que définitif.

— Avez-vous la prétention de me faire croire que la douleur d'avoir été supplanté par M. Lefrançois ait poussé Paul Daniel à un tel excès de désespoir qu'il se soit jeté dans le sein de l'Église, comme dans un précipice, pour y engloutir sa vie, sa pensée, ses regrets, tout de lui enfin ?

— Mais, Monseigneur, cela est; je n'aurai pas à vous le faire croire. Vous le croirez de vous-même et par la suite naturelle du récit. Vous êtes trop bien informé des choses de la religion pour ne pas savoir comJiien ces conversions sont courantes. ? N'a-t-on pas raconté qu'un soir, à la table du roi des Belges, pas celui d'aujourd'hui, le précédent; celui qui, chaque fois que son peuple s'agitait, commandait de faire ses malles, de sorte que les émeutes s'apaisaient comme par enchantement tant la Belgique avait peur de rester sans roi, — à la table donc de ce singulier monarque, il y avait des généraux et un évêque, Mgr de Mercy-Argenteau. On se mit à causer de l'armée, des soldats, des manœuvres. Le prélat parlait avec tant de compétence qu'on l'interrogea curieusement et il fut établi que, de tous les convives, dont la plupart commandaient des divisions, le prêtre seul avait fait campagne et vu le feu. Il est vrai que c'était comme colonel de hussards et sous Napoléon qui l'avait décoré de sa main. Ce brillant soldat avait eu le malheur de perdre sa fiancée qu'il adorait, et de chagrin il était entré dans les ordres. Je vous en citerais cent autres exemples, Monseigneur, et qui seraient tous aussi probants. Et je n'irai pas jusqu'à invoquer la Trappe comme argument, quoique ce soit de circonstance.

— Ah ! Richard, notre curé de Favières a en vous un avocat bien éloquent, dit Mgr Espérandieu. Mais je ne sais pas si vous lui rendez service en le défendant comme vous le faites. La prudence commanderait de biaiser et déterminer les choses en douceur, au lieu de pousser ce maire aux dernières extrémités par une résistance qui va l'exaspérer. Je me reprochais déjà d'avoir été, ce matin, trop autoritaire, et voilà, mon cher enfant, que vous l'êtes plus que moi.

— Oh ! Monseigneur, je ne suis rien, dit le jeune abbé avec une souriante humilité, rien que votre fidèle serviteur... Et, si vous me commandez de me taire, je ne prononcerai plus une parole.

Au même moment, une cloche au son voilé tinta dans la cour agitée par une main discrète. Le prélat se leva et regardant son secrétaire :

— Voici le déjeuner. Donnez-moi votre bras, Richard; à table vous me continuerez votre récit; car maintenant que vous l'avez commencé, je regretterais de n'en pas connaître la suite.

Et appuyé sur son favori, plus par affectueuse familiarité que par maladive faiblesse, l’Évêque se dirigea vers la salle à manger.

GEORGES OHNET
A suivre...
menu-bas