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N°5 ― Le feuilleton du journal

 Celui-ci ne prévoyait pas alors

Celui-ci ne prévoyait pas alors qu'il pourrait avoir des ambitions politiques. Il vendait des grains, comme avait fait son père, et courait les fermes du département, pour profiter des moments de gêne pendant lesquels il savait que les cultivateurs seraient obligés de vendre au-dessous du cours. Il gagnait de l'argent, à ce métier, mais il ne gagnait pas d'estime. On l'appelait volontiers « mangeur d'hommes ». Il n'en avait cure, car déjà, dans sa jeunesse, il était peu sensible au qu'en-dira-t-on et ne s'occupait que de lui-même. C'était un gars de trente ans, sec, petit, au regard jaune, à la mâchoire féroce. Comme on dit dans le peuple : il marquait mal. Mais il était en route pour la fortune. Un beau jour il songea que si le commerce des grains présentait de beaux avantages, le commerce de l'argent en présentait de bien plus sérieux, et au lieu d'acheter les récoltes engrangées, il se mit à prêter sur les récoltes sur pied. Le résultat ne se fit pas attendre. Ses capitaux, qui jusque-là lui avaient rapporté dix pour cent, commencèrent à lui rapporter vingt. Il s'établit à Beaumont, fonda la maison de banque Lefrançois, qui maintenant fonctionne sous la raison sociale Bertrand-Féron et Cie, et contribua, dans la plus large proportion, à la ruine de l'agriculture dans le département de l'Oise. On cherche le moyen de faire cesser la crise agricole, et on s'occupe de voter des tarifs prohibitifs, qui étouffent le pays tout entier dans les liens d'une protection qui supprime tout commerce avec l'étranger. C'est de la folie ! Il n'y a qu'un seul procédé pour redonner du courage aux cutivateurs, c'est de les mettre à même de se passer des marchands de bestiaux, qui les volent, et des banquiers, qui les grugent. Et pour cela il n'y a qu'à créer des banques régionales de prêts à l'agriculture...

— Mon cher Richard, j'admire votre compétence, dit Mgr Espérandieu en riant, et je suis tout saisi de votre ardeur...

— Ah ! Monseigneur, c'est que tous mes parents sont grands propriétaires, et que, depuis que j'ai l'âge de comprendre ce qu'on dit autour de moi, j'entends discuter la question, et je l'ai vu résoudre par l'initiative privée... Mon oncle de Préfont a sauvé son domaine de l'Eure, en aidant ses fermiers au lieu de les étrangler, quand ils ont été atteints par la crise... Ce qu'il a fait, par affection pour ces braves gens, l'État devrait le faire dans l'intérêt national. Si, dans les moments difficiles, les cultivateurs trouvaient de l'argent à trois pour cent, et à long terme, au lieu d'être obligés de vendre leurs denrées, ou d'emprunter à douze et quinze, la prospérité renaîtrait dans les campagnes et aussi la confiance... Mais nous voilà bien loin de Lefrançois, quoique nous soyons au cœur de ses affaires. Ce coquin faisait l'inverse de ce que je recommande, et au lieu d'abaiser le taux de l'intérêt, à mesure que les difficultés devenaient plus grandes pour ses clients, il l'augmentait sous prétexte que l'argent était rare. Il s'engraissait ainsi de toutes les ruines, s'arrondissait de toutes les ventes et se choisissait, pour lui, les plus belles et les plus productives terres de la contrée. C'est ainsi qu'il est arrivé à posséder le domaine de Fresqueville près de Favières, et qu'il est devenu un des importants propriétaires fonciers de l'Oise. Il avait la quarantaine lorsqu'il vint s'installer à Beaumont. Depuis deux ans Paul Daniel, agrégé et docteur, était professeur au lycée de notre ville. Il avait fait revenir sa mère pour lui tenir son ménage, et sa vie, toute de travail, eût été la plus heureuse du monde, s'il n'avait rencontré Mlle Florence Guépin. C'était assurément la plus jolie fille qu'on pût admirer à dix lieues à la ronde et Votre Grandeur n'ignore pas que notre département est renommé pour la beauté de ses femmes...

— Richard, interrompit l'évêque, je vous trouve un peu risqué dans vos commentaires...

— Monseigneur, il ne peut y avoir rien de scandaleux dans une appréciation historique. Il est notoire que le territoire des anciens Bellovaques offre de purs types de la race gauloise étonnamment conservés à travers les âges, comme la Bretagne montre des spécimens kimris très accentués. Cette Florence était la plus délicieuse blonde aux yeux noirs qu'il fût possible de voir. Et la belle Mme Lefrançois ne donne qu'une idée effacée de ce que fut la ravissante Mlle Guépin. C'était la rose en bouton...

— Là ! là ! calmez-vous, ne chantez pas le Cantique des cantiques !

— Moi, je ne l'ai pas connue. Monseigneur. J'étais trop jeune. Mme Lefrançois est mon aînée. Mais mes oncles en parlent encore avec un enthousiasme si vibrant qu'il fallait vraiment que la rose de Beaumont, ainsi qu'on appelait Florence, fût une personne extraordinaire.

Le vieux Guépin, son père, était menuisier, au coin de la place de la Cathédrale. La boutique existe encore, c'est son premier ouvrier qui a pris la suite des affaires, quand Lefrançois, humilié de voir le nom de son beau-père sur une enseigne, et le beau-père lui-même en bras de chemise, rabotant au milieu des copeaux, emmena le bonhomme à Orcimont, une autre de ses propriétés, pour lui donner la surveillance de ses ouvriers. Mme Daniel habitait la même maison que le menuisier. Elle y occupait, au second étage, quatre pièces donnant sur la place, et l’escalier, qui conduisait à son appartement passait devant l'atelier du père Guépin. L'odeur du sapin travaillé montait jusque chez elle, et c'était une de ses inquiétudes de penser qu'une allumette, jetée par un apprenti négligent sous son établi, ferait de la maison un brasier avant qu'on eût le temps de ramasser ses affaires pour s'enfuir. Forcément, Paul, en descendant, voyait ce qui se passait dans l'atelier. Il écoutait avec amusement le grincement des varlopes et le ronflement de la scie mécanique. Un jour, il s'arrêta pour regarder; il venait d'apercevoir Mlle Florence, sortie de pension le jour même et installée chez son père. Le brave Guépin lui cria : « Entrez donc, monsieur le professeur, nous avons une habitante nouvelle à vous faire connaître. C'est ma fille, une personne savante et qui sera en état de vous répondre. » Paul franchit la porte du magasin, il marcha sur un moelleux tapis de sciure de bois, s'avançant ébloui, vers cette adorable jeune fille qui lui souriait illuminée par le jour cru qui passait à travers le vitrage, nimbée par les poussières blondes qui voltigeaient dans l'air doré, si rose, si fine et si potelée, qu'il en resta, comme dit le bon Rabelais, déchaussé de toute sa cervelle... Ce que fut cette première entrevue, nul n'eût pu le dire, pas plus Paul Daniel, qui ne reprit ses sens qu'en se retrouvant sur le pavé municipal, que Florence Guépin qui n'avait vu dans l'apparition du jeune homme qu'un incident très banal, un voisin qui circulait dans un couloir et qu'on appelait pour le lui présenter.

GEORGES OHNET

N°6 ― Le feuilleton du journal

 La malicieuse personne avait app

La malicieuse personne avait appris à son pensionnat que les jeunes gens n'ont été créés que pour la commodité et la distraction des belles personnes, et comme elle se savait très jolie, elle cherchait en quoi le voisin de son père pourrait lui être utile ou agréable. Elle l'avait trouvé assez gauche dans ses mouvements, assez mal tourné dans ses vêtements noirs. Son visage, à vrai dire, lui avait paru sup- portable, encore qu'il fût déparé par un air de timidité qui le rendait glacial. Ce monsieur riait-il quelquefois, causait-il seulement, était-il capable de danser ? Enfin quelle ressource pouvait-il être pour une jeune fille, qui sortait des classes de Mlle Formentin, après dix ans de compression pédagogique, avec un désir immodéré de s'amuser ?

Paul Daniel ne paraissait pas vraiment offrir de sérieuses garanties, et il faut avouer que la première impression qu'il produisit fut défavorable. Mais il n'avait pas encore parlé, et tous ceux qui le connaissent savent quelle puissance de grâce et de séduction réside dans sa voix et dans son regard, quand il s'anime et veut convaincre. Le lendemain, après avoir étonné ses élèves par la distraction inusitée qu'il eut en faisant son cours, vers quatre heures, comme Mlle Guépin se promenait dans le petit jardinet qui s'étendait derrière la maison, juste assez grand pour contenir deux carrés de légumes, un puits et une plate-bande de giroflées, Paul se hasarda à pénétrer dans cet Éden. La jeune fille paraissait s'y ennuyer prodigieusement. Depuis le déjeuner, elle y faisait prendre l'air à sa rêverie, peut-être y cherchait-elle le serpent. Elle n'y trouva qu'un professeur de philosophie. Mais, ce jour-là, Daniel n'était plus paralysé par une terreur folle, il osa faire la conversation, et comme il avait de l'esprit, et surtout comme il désirait plaire, il sut distraire la charmante Florence qui dut s'avouer que la vie serait vraiment acceptable, à Beaumont, pour peu qu'il s'y trouvât une demi-douzaine de jeunes gens, professeurs ou autres, qui songeraient à mettre en commun leur ingéniosité et leur verve afin de lui procurer de l'amusement.

En attendant elle s'accommoda de son voisin, lui prodigua les sourires, les coquetteries, et l'affola si bien qu'il s'en ouvrit naïvement à sa mère, comme un véritable enfant qu'il était resté pour elle, lui déclarant que, hors de la possession de cette aimable fille, il ne connaissait pas de bonheur possible pour lui dans la vie. La mère Daniel fut très étonnée de cette soudaine éruption que rien n'avait fait prévoir, elle en fut même inquiète. Elle avait à peine soupçonné la présence de la jeune Florence dans la maison, et déjà elle en voyait les effets foudroyants. Son fils, à n'en pas douter, était en proie à une fièvre d'amour qui ne lui laissait plus la libre disposition de ses facultés. Et si le malheur voulait que du côté de la jeune fille il se heurtât à une résistance, très possible sinon probable, qu'allait-il devenir et qu'en pourrait-elle faire ?

Elle essaya de le raisonner, de lui remontrer qu'il était bien jeune, que sa situation, pour assurée qu'elle fût, n'était pas brillante, que la fille de M. Guépin montrait un goût d'élégance et un raffinement de toilette qui détonnaient avec le métier modeste de son père. Elle insinua que la jeune Florence lui semblait évaporée et coquette, et que la gravité du caractère de Paul s'accommoderait mal de cette légèreté. Les femmes de messieurs les professeurs étaient toutes personnes sérieuses et même un peu sévères; elle n'ajouta pas qu'elles étaient toutes laides, ce qui était vrai, et qu'il fallait que la femme de Paul le fût aussi. Il ne lui parut pas que le devoir d'un membre de l'Université dût aller jusqu'à un pareil renoncement professionnel. Elle ajouta à son discours beaucoup d'exclamations et un nombre considérable de soupirs, mais elle n'eut aucune prise sur l'esprit de son fils qui lui déclara, après comme avant, qu'il voulait devenir le mari de Mlle Florence, sous peine de ne prendre aucun plaisir à la vie. La mère Daniel était une brave femme, elle n'avait pas pensé une seule fois à elle-même, à son avenir, en tenant à son fils le langage raisonnable qui venait de le laisser si insensible. Elle dit alors : « Tu veux épouser cette jeune personne. C'est bien, je vais demain en parler à son père. »

Guépin était extrêmement appliqué à cheviller une persienne, quand Mme Daniel se présenta pour parler à son voisin. Celui-ci, sans remettre sa veste, introduisit la mère du jeune professeur dans sa salle à manger, qui était contigüe à son atelier, et pendant que ses ouvriers sciaient, rabotaient, clouaient avec un bruit diabolique, il fit asseoir la visiteuse et lui demanda, en criant, pour se faire entendre, ce qui lui valait le plaisir de la voir. Il se disait en lui-même : « Voilà une brave dame qui a besoin d'une bonne caisse pour serrer ses affaires à l'abri des mites et des papillons, pendant l'été, et qui vient me la commander. » Mme Daniel aussitôt, sans précaution oratoire déclara, en criant aussi, que son fils était amoureux fou de Mlle Florence et qu'il en perdait le boire et le manger. Le menuisier dit : « Fichtre ! » et comprenant qu'il n'était guère possible de continuer une conversation aussi importante au milieu d'un pareil vacarme, il se leva, ouvrit la porte de l'atelier, regarda l'heure au coucou qui battait, ajoutant son tic tac à tous les bruits du travail, et dit : « Garçons, il est 4 heures, tournez-moi les talons, allez goûter. Vous reviendrez à la demie. »

Il ferma la porte, se rapprocha de Mme Daniel et la regardant avec une surprise attendrie : « Alors comme ça, votre fils trouve ma Florence à son gré ? Ça ne m'étonne pas, car c'est une personne très instruite et qui sait se tenir comme dans la société. Il est sûr qu'elle n'est point faite pour épouser un ouvrier comme son père. Mais vous savez, ma voisine, je ne la contrarierai pas, et avant tout il faut que M. le professeur lui plaise. Pour ce qui est de l'instruction, je trouve flatteur d'avoir un gendre savant, moi qui ne suis qu'un âne. Ma Florence aura un joli sac, quand j'aurai fini de travailler le bois, et pour l'instant je lui constitue dix mille francs en dot. » Mme Daniel dut confesser avec un peu de souci que son fils n'aurait rien que ses appointements, mais qu'il pouvait compter sur l'avenir. Un homme de sa valeur n'était pas fait pour s'enterrer toute sa vie dans un lycée de province. Elle prononça le mot de « Paris » et vit la figure du menuisier s'épanouir. Il était évident que le brave homme, si simple et presque humble quand il s'agissait de lui-même, avait rêvé pour sa fille de brillantes destinées. Mais il devint réservé, presque silencieux, à partir de ce moment-là, et accueillit les amplifications de Mme Daniel avec un air de gravité. Il déclara à la voisine qu'il parlerait à sa fille de la proposition qui lui était faite, et que si elle ne la repoussait pas de prime abord, il consulterait certaines gens dans lesquels il avait grande confiance, afin de savoir au juste ce que la carrière d'un professeur de philosophie pouvait offrir de satisfaction à la juste ambition d'une femme.

Mme Daniel, comprenant qu'il n'y avait plus une parole utile à échanger avec Guépin, prit congé de lui en le priant de ne pas laisser languir son fils qui se morfondrait en attendant une réponse. Le menuisier retrouva sa langue pour dire qu'il savait ce que c'était qu'aimer, et qu'il ne voulait faire de chagrin à personne. Il se montra bonhomme, comme au début de l'entretien, et ses ouvriers recommençant à faire rage dans l'atelier, il reconduisit Mme Daniel jusqu'à l'escalier, et lui fit ses adieux en pantomime.

GEORGES OHNET

N°7 ― Le feuilleton du journal

 Il ferma la porte

Les trois jours, pendant lesquels Guépin, très affairé, fit attendre sa décision parurent à Paul une éternité. Il était trop discret pour se montrer à Florence, et passait comme une ombre dans l'escalier commun pour se rendre au lycée. Il avait le cœur battant d'angoisse, le cerveau rongé par l'incertitude. Il supputait ce que pouvaient produire tous ses efforts de travail. En dehors de ses trois mille huit cents francs d'appointements, il avait la répétition qu'il donnait au fils du préfet, et le cours de littérature du pensionnat de Mlle Magimel, en tout quatre mille neuf. Était-ce assez pour être agréé par Mlle Guépin ? Il se plaisait à mettre la fille du menuisier sur un piédestal. Il l'avait transfigurée. Ce n'était plus une gentille petite personne appartenant à la classe ouvrière de Beaumont, quelque chose comme une grisette. C'était une jeune princesse égarée dans un milieu qui n'était pas le sien, et sur lequel, par la grâce de ses charmes, elle rayonnait d'un éclat merveilleux. Le brave Paul était en pleine féérie. Il commençait à douter qu'il fût digne de sa bien-aimée, et cherchait avec angoisse quel homme, dans le département, serait en mesure d'épouser Florence, sans que celle-ci parût être une victime de la destinée.

— Mon cher enfant, interrompit Mgr Espérandieu, vous devenez étrangement prolixe, votre récit entamé avec sobriété commence à se noyer dans les développements.

— Ah ! Monseigneur, si vous ne me permettez pas de vous dépeindre mes personnages, comment puis-je espérer vous inté- resser à leurs aventures ?

— Il va donc y avoir des aventures ?

— Votre Grandeur ne croit pas qu'une préparation pareille ne servira à rien ? Je pensais que mes articles de la Semaine religieuse avaient donné à Monseigneur une opinion plus favorable de mes facultés imaginatives.

— Poursuivez donc, puisqu'il faut que je subisse vos explications...

— « Subisse » est dur... Eh bien. Monseigneur, puisqu'il en est ainsi, je vais passer sur les accordailles de Paul Daniel et de Florence Guépin, qui m'auraient fourni cependant la matière d'un petit tableau de la vie provinciale tout à fait piquant. Je comptais tirer parti du jardin ensoleillé, comme cadre, et de la margelle du puits, comme siège, pour asseoir mes amoureux. Vous voyez la belle jeune fille blonde, dans un rayon de lumière, et les pampres de la vigne grimpante verdissant au-dessus d'elle. Son fiancé presque à ses pieds... C'eût été très joli. Mais vous m'accuseriez de me perdre dans le détail... J'en viens donc tout de suite à l'évènement grave, à l'acte décisif, à la péripétie dramatique de cette histoire d'amour.

— Je ne peux pas vous exprimer combien je trouve choquante cette intrigue d'un homme destiné à être prêtre, dit Mgr Espérandieu. Ces passions mondaines jettent dans ma pensée un insurmontable discrédit sur l'abbé Daniel. Il me semble qu'il est impossible qu'un cœur qui a éprouvé des sentiments si violents, soit jamais pacifié.

— Ah ! Monseigneur, et les Saints : saint Paul, saint Augustin, et Marie-Magdeleine...

— Oui, mon enfant, sans doute, mais tous ces personnages sont jugés par nous, dans le lointain du passé, ils ne sont pas nos contemporains, nous avons devant l'esprit, en même temps que la connaissance de leurs fautes premières, l'exemple des vertus qu'ils montrèrent par la suite. Tandis que ce prêtre, qui a subi tous les entraînements des hommes, j'ai beau savoir que c'est un modèle de charité, de sagesse et de piété, j'ai toujours peur qu'à un moment donné les passions ne recommencent à bouillonner en lui et qu'il ne retourne à son vomissement... Je crois que vous avez tort de vouloir me faire pénétrer le mystère de sa vie passée : il n'aura qu'à y perdre.

— Non, Monseigneur, car nous arrivons aux évènements qui ont décidé de son entrée dans les ordres, et vous jugerez qu'un renoncement aussi complet aux espérances et aux joies humaines ne peut être que définitif.

— Avez-vous la prétention de me faire croire que la douleur d'avoir été supplanté par M. Lefrançois ait poussé Paul Daniel à un tel excès de désespoir qu'il se soit jeté dans le sein de l'Église, comme dans un précipice, pour y engloutir sa vie, sa pensée, ses regrets, tout de lui enfin ?

— Mais, Monseigneur, cela est; je n'aurai pas à vous le faire croire. Vous le croirez de vous-même et par la suite naturelle du récit. Vous êtes trop bien informé des choses de la religion pour ne pas savoir comJiien ces conversions sont courantes. ? N'a-t-on pas raconté qu'un soir, à la table du roi des Belges, pas celui d'aujourd'hui, le précédent; celui qui, chaque fois que son peuple s'agitait, commandait de faire ses malles, de sorte que les émeutes s'apaisaient comme par enchantement tant la Belgique avait peur de rester sans roi, — à la table donc de ce singulier monarque, il y avait des généraux et un évêque, Mgr de Mercy-Argenteau. On se mit à causer de l'armée, des soldats, des manœuvres. Le prélat parlait avec tant de compétence qu'on l'interrogea curieusement et il fut établi que, de tous les convives, dont la plupart commandaient des divisions, le prêtre seul avait fait campagne et vu le feu. Il est vrai que c'était comme colonel de hussards et sous Napoléon qui l'avait décoré de sa main. Ce brillant soldat avait eu le malheur de perdre sa fiancée qu'il adorait, et de chagrin il était entré dans les ordres. Je vous en citerais cent autres exemples, Monseigneur, et qui seraient tous aussi probants. Et je n'irai pas jusqu'à invoquer la Trappe comme argument, quoique ce soit de circonstance.

— Ah ! Richard, notre curé de Favières a en vous un avocat bien éloquent, dit Mgr Espérandieu. Mais je ne sais pas si vous lui rendez service en le défendant comme vous le faites. La prudence commanderait de biaiser et déterminer les choses en douceur, au lieu de pousser ce maire aux dernières extrémités par une résistance qui va l'exaspérer. Je me reprochais déjà d'avoir été, ce matin, trop autoritaire, et voilà, mon cher enfant, que vous l'êtes plus que moi.

— Oh ! Monseigneur, je ne suis rien, dit le jeune abbé avec une souriante humilité, rien que votre fidèle serviteur... Et, si vous me commandez de me taire, je ne prononcerai plus une parole.

Au même moment, une cloche au son voilé tinta dans la cour agitée par une main discrète. Le prélat se leva et regardant son secrétaire :

— Voici le déjeuner. Donnez-moi votre bras, Richard; à table vous me continuerez votre récit; car maintenant que vous l'avez commencé, je regretterais de n'en pas connaître la suite.

Et appuyé sur son favori, plus par affectueuse familiarité que par maladive faiblesse, l’Évêque se dirigea vers la salle à manger.

GEORGES OHNET
A suivre...
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